Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6546

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 474).

6546. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
27 octobre 1760, à Ferney.

Madame, la vieillesse et la maladie, qui m’empêchent de venir apporter moi-même à Votre Altesse sérénissime ce qu’elle demande, me privent encore de la consolation de lui écrire de ma main. Je n’ai que ce seul exemplaire[2] : j’en détache la couverture, afin qu’il puisse arriver plus commodément par la poste. L’ouvrage ne vaut pas le port. Cent soixante et dix pages pour dire qu’on ne sait rien sont des pages fort inutiles ; mais les livres de ceux qui croient savoir quelque chose sont plus inutiles encore. Votre esprit, digne de votre cœur, aime encore mieux les indigents qui conviennent de leur pauvreté que les pauvres qui se donnent des airs et qui veulent passer pour riches. Votre Altesse sérénissime recevra donc mes haillons avec bonté. Vos lumières sont bien capables de me faire l’aumône. Les articles où l’on parle de la charlatanerie des savants pourront bien vous ennuyer, mais les derniers chapitres pourront vous amuser, il est du moins permis à un ignorant comme moi de plaisanter.

La plaisanterie de Genève va bientôt finir ; il y a trop longtemps qu’on y dispute pour bien peu de chose. Les savants médiateurs vont leur proposer un code ; après quoi, l’on disputera encore comme des théologiens, pour lesquels il a fallu toujours assembler des conciles. L’esprit de contumace a choisi son domicile dans cette petite ville de Genève. Elle est encore plus heureuse que la Corse, qu’on ne peut pacifier depuis cinquante ans. Toute l’Europe est en paix, excepté ces deux petits coins de terre. Les petits chiens aboient, quand les gros dogues dorment. Ce qui me plaît des dissensions de Genève, c’est qu’elles ont valu une troupe de comédiens que les médiateurs y ont établie. Je n’y vais jamais, car il y a deux ans que je ne peux sortir de ma chambre. Si je pouvais voyager deux lieues, j’en ferais cent pour aller me mettre à vos pieds ; je viendrais renouveler à Vos Altesses sérénissimes le plus profond respect et l’attachement le plus inviolable. Votre vieux Suisse V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Du Philosophe ignorant.