Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6545

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 472-473).

6545. — À M.  HELVÉTIUS.
Le 27 octobre.

Vous me donnez, mon illustre philosophe, l’espérance la plus consolante et la plus chère. Quoi ! vous seriez assez bon pour venir dans mes déserts ! Ma fin approche, je m’affaiblis tous les jours ; ma mort sera douce, si je ne meurs point sans vous avoir vu.

Oui, sans doute, j’ai reçu votre réponse à la lettre que je vous avais écrite[1] par l’abbé Morellet. Je n’ai pas actuellement un seul Philosophe ignorant[2]. Toute l’édition que les Cramer avaient faite, et qu’ils avaient envoyée en France, leur a été renvoyée bien proprement par la chambre syndicale ; elle est en chemin, et je n’en aurai que dans trois semaines. Ce petit livre est, comme vous savez, de l’abbé Tilladet[3] ; mais on m’impute tout ce que les Cramer impriment, et tout ce qui parait à Genève, en Suisse, et en Hollande. C’est un malheur attaché à cette célébrité fatale dont vous avez eu à vous plaindre aussi bien que moi. Il vaut mieux sans doute être ignoré et tranquille que d’être connu et persécuté. Ce que vous avez essuyé pour un livre[4] qui aurait été chéri des La Rochefoucauld doit faire frémir longtemps tous les gens de lettres. Cette barbarie m’est toujours présente à l’esprit, et je vous en aime toujours davantage.

Je vous envoie une petite brochure d’un avocat de Besançon[5], dans laquelle vous verrez des choses relatives à une barbarie bien plus horrible. Je crains encore qu’on ne m’impute cette petite brochure. Les gens de lettres, et même nos meilleurs amis, se rendent les uns aux autres de bien mauvais services, par la fureur qu’ils ont de vouloir toujours deviner les auteurs de certains livres. De qui est cet ouvrage attribué à Bolingbroke, à Boulanger, à Fréret ? — Eh ! mes amis, qu’importe l’auteur de l’ouvrage ? ne voyez-vous pas que le vain plaisir de deviner devient une accusation formelle dont les scélérats abusent ? Vous exposez l’auteur que vous soupçonnez ; vous le livrez à toute la rage des fanatiques ; vous perdez celui que vous voudriez sauver. Loin de vous piquer de deviner si cruellement, faites au contraire tous les efforts possibles pour détourner les soupçons. Aidons-nous les uns les autres dans la cruelle persécution élevée contre la philosophie. Est-il possible que cette philosophie ne nous réunisse pas ! Quoi ! de misérables moines n’auront qu’un même esprit, un même cœur ; ils défendront les intérêts du couvent jusqu’à la mort ; et ceux qui éclairent les hommes ne seront qu’un troupeau dispersé, tantôt dévorés par les loups, et tantôt se donnant les uns aux autres des coups de dents ! L’abominable conduite de Jean-Jacques fait plus de tort à la philosophie que des mandements d’évêque ; mais ce Judas de la troupe ne doit pas décourager les autres apôtres.

Qui peut rendre plus de services que vous à la raison et à la vertu ? qui peut être plus utile au monde, sans se compromettre avec les pervers ? Que de choses j’aurais à vous dire, et que j’aurai de plaisir à vous ouvrir mon cœur et à lire dans le vôtre, si je ne meurs pas sans vous avoir embrassé ! Du moins je vous embrasse de loin, et c’est avec une amitié égale à mon estime.

  1. La dernière est du 20 juin 1765. Rien n’indique que Morellet en fût porteur.
  2. Voyez cet ouvrage, tome XXVI, page 46.
  3. Je ne connais aucune édition du Philosophe ignorant, imprimée sous le nom de Tilladet. (B.) — C’est à deux autres opuscules que Voltaire a mis le nom de cet abbé ; voyez tome XXV, page 129 ; et XXVIII, 90.
  4. Le livre De l’Esprit.
  5. Commentaire sur le livre des Délits et des Peines ; voyez tome XXV, page 539.