Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6540

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 467-468).

6540. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
22 octobre.

Mes divins anges, si mon état continue, adieu les tragédies. J’ai été vivement secoué, et j’ai la mine d’aller trouver Sophocle avant de faire, comme lui, des tragédies à quatre-vingts ans. Cependant je me sens un peu mieux, quand je songe que ma petite Durancy est devenue une Clairon. J’eus très-grande opinion d’elle lorsque je la vis débuter sur des tréteaux en Savoie, aux portes de Genève, et je vous prie, quand vous la verrez, de la faire souvenir de mes prophéties ; mais je vous avoue que je suis étonné qu’elle ait pris Pulchérie pour se faire valoir ; c’est ressusciter un mort après quatre-vingt-dix ans : Pulchérie est, à mon gré, un des plus mauvais ouvrages de Corneille. Je sens bien qu’elle a voulu prendre un rôle tout neuf ; mais quand on prend un habit neuf, il ne faut pas le prendre de bure.

Nous venons de perdre un homme bien médiocre à l’Académie française[1]. On dit qu’il sera remplacé par Thomas ; il aura besoin de toute son éloquence pour faire l’éloge d’un homme si mince.

Ne pourrais-je pas vous envoyer le Commentaire sur les Délits et les Peines[2] par la voie de M. Marin ? L’enveloppe de M. de Sartine n’est-elle pas, dans ces cas-là, une sauvegarde assurée ? On suppose alors, avec raison, que ces livres envoyés au secrétaire de la librairie lui sont adressés pour savoir si on en permettra l’introduction en France. Je ferai ce que vous me prescrirez. Je pourrais me servir de la voie de M. le chevalier de Beauteville, mais je ne l’emploierai qu’en cas que vous trouviez qu’il n’y a point d’inconvénient.

Le livre de Fréret[3] fait beaucoup de bruit. Il en paraît tous les mois quelqu’un de cette espèce. Il y a des gens acharnés contre les préjugés : on ne leur fera pas lâcher prise : chaque secte a ses fanatiques. Je n’ai pas, Dieu merci, ce zèle emporté ; j’attends paisiblement la mort entre mes montagnes, et je n’ai nulle envie de mourir martyr. Je ne veux pas non plus finir comme un citoyen de Genève, extrêmement riche, qui vient de se jeter dans le Rhône parce qu’avec son argent il n’avait pu acheter la santé ; je sais souffrir, et je n’irai dans le Rhône qu’à la dernière extrémité. Je suis assez de l’avis de Mécène[4], qui disait qu’un malade devait se trouver heureux d’être en vie.

Portez-vous bien, mes adorables anges ; il n’y a que cela de bon, parce que cela fait trouver tout bon.

Je voudrais bien savoir ce qu’on dit dans le public de la charlatanerie de Jean-Jacques ; j’ai vu un Thomas[5] sur le Pont-Neuf qui valait beaucoup mieux que lui, et dont on parlait moins. Ne m’oubliez pas, je vous en prie, auprès de M. de Chauvelin, quand vous le verrez.

Recevez mon tendre respect.

  1. Jacques Hardion ; voyez tome XXXIII, page 240 ; XXXVI, 439.
  2. Tome XXV, page 539.
  3. L’Examen critique des Apologistes : voyez lettre 6306.
  4. Voyez la note, tome XLII, page 550.
  5. C’était un arracheur de dents, à la fin du xviie siècle.