Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6462

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 388-390).

6462. — À M.  DAMILAVILLE.
18 auguste.

Ils en ont menti, les vilains Welches ; ils en ont menti, les assassins en robe. Je peux vous le dire en sûreté dans cette lettre : c’est par une insigne fourberie qu’on a substitué le Dictionnaire philosophique au Portier des Chartreux[1], que l’on n’a pas osé nommer à cause du ridicule. Je sais, à n’en pouvoir douter, que jamais livre de philosophie ne fut entre les mains de l’infortuné jeune homme qu’on a si indignement assassinée[2].

Je ne vois, mon cher frère, que cruauté et mensonge. Il est si faux qu’on m’ait refusé, qu’au contraire on m’a prévenu, et qu’on a même tracé la route que je devais prendre[3]. Je la prendrais, cette route, si les hommes qui aiment la vérité avaient du zèle ; mais on n’en a point, on est arrêté par mille liens, on demeure tranquillement sous le glaive, exposé non-seulement aux fureurs des méchants, mais à leurs railleries. Les fanatiques triomphent. Que deviendra votre ami[4] ? quel rôle jouera-t-il, quand l’ouvrage auquel il a travaillé vingt années devient l’horreur ou le jouet des ennemis de la raison ? Ne sent-il pas que sa personne sera toujours en danger, et que ce qu’il peut espérer de mieux est de se soustraire à la persécution, sans pouvoir jamais prétendre à rien, sans oser ni parler ni écrire ?

Le chevalier de Jaucourt, qui a mis son nom à tant d’articles, doit-il être bien content ? Enfin six ou sept cent mille sots huguenots ont abandonné leur patrie pour les sottises de Jehan Chauvin, et il ne se trouvera pas douze sages qui fassent le moindre sacrifice à la raison universelle, qu’on outrage ? Cela est aussi honteux pour l’humanité que l’infâme persécution qui nous opprime.

Je dois être très-mécontent que vous ne m’ayez pas écrit un seul mot de votre ami, que vous ne m’ayez pas même fait part de ses sentiments. Je vois bien que les philosophes sont faits pour être isolés, pour être accablés l’un après l’autre, et pour mourir malheureusement sans s’être jamais secourus, sans avoir seulement eu ensemble la moindre intelligence ; et quand ils ont été unis, ils se sont bientôt divisés, et par là même ils ont été en opprobre aux yeux de leurs ennemis. Ce n’était point ainsi qu’en usaient les stoïciens et les épicuriens : ils étaient frères, ils faisaient un corps, et les philosophes d’aujourd’hui sont des bêtes fauves qu’on tue l’une après l’autre.

Je vois bien qu’il faut mourir sans aucune espérance. Cependant ne m’abandonnez pas, écrivez à M.  Boursier sur la manufacture, sur M.  Tonpla[5], sur toutes les choses qu’il entendra à demi-mot.

Je ne vous dirai pas aujoud’hui, mon cher frère : Écr. l’in…, car c’est l’inf… qui nous écr. Voici un petit mot pour le prophète Élie[6].

  1. Sur cet ouvrage, voyez une des notes du Pauvre Diable, tome X.
  2. Le chevalier de La Barre.
  3. Voyez la lettre 6409.
  4. Diderot.
  5. Diderot ; voyez lettre 6430.
  6. Le billet pour Élie de Beaumont manque.