Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6430

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 361-362).

6430. — À M.  DAMILAVILLE.
À Genève, 25 juillet.

Le roi de Prusse vient d’envoyer cinq cents livres à Sirven[1]. Cette petite générosité, à laquelle rien ne l’engageait, m’a été d’autant plus sensible qu’il ne la faite qu’à ma prière, et que ce bienfait a passé par mes mains. Le mémoire du divin Élie produirait bien un autre effet.

Je ne doute pas un moment que, si vous vouliez venir vous établir à Clèves, avec Platon[2] et quelques amis, on ne vous fit des conditions très-avantageuses. On y établirait une imprimerie qui produirait beaucoup ; on y établirait une autre manufacture plus importante, ce serait celle de la vérité. Vos amis viendraient y vivre avec vous. Il faudrait qu’il n’y eût dans ce secret que ceux qui fonderaient la colonie. Soyez sûr qu’on quitterait tout pour vous joindre. Platon pourrait partir avec sa femme et sa fille, ou les laisser à Paris, à son choix.

Soyez très-sûr qu’il se ferait alors une grande révolution dans les esprits, et qu’il suffirait de deux ou trois ans pour faire une époque éternelle : les grandes chboses sont souvent plus faciles qu’on ne pense. Puisse cette idée n’être pas un beau rêve ! Il ne faut que du zèle et du courage pour la réaliser ; vous avez l’un et l’autre. J’attends votre réponse avec impatience, et je vous supplie surtout, mon cher ami, de presser Élie. Quand même on n’imprimerait qu’une centaine d’exemplaires de son factum pour Sirven, quand même les horreurs où l’on est plongé empêcheraient de poursuivre cette affaire, il en reviendrait toujours beaucoup de gloire à Élie, et une grande consolation pour Sirven. Je sèche en attendant la consultation des avocats en faveur de cet infortuné, qui est mort avec plus de courage que Socrate ; nous attendons aussi les noms des juges dont la postérité doit faire justice. Voici l’extrait d’une lettre que je viens de recevoir[3].

« Le chevalier de La Barre a soutenu les tourments et la mort sans aucune faiblesse et sans aucune ostentation. Le seul moment où il a paru ému est celui où il a vu le sieur Belleval dans la foule des spectateurs. Le peuple aurait mis Belleval en pièces, s’il n’y avait pas eu main-forte. Il y avait cinq bourreaux à l’exécution du chevalier. Il était petit-fils d’un lieutenant-général des armées, et serait devenu un excellent officier. Le cardinal Le Camus, dont il était parent, avait commis des profanations bien plus grandes, car il avait communié un cochon avec une hostie ; et il ne fut qu’exilé. Il devint ensuite cardinal, et mourut en odeur de sainteté. Son parent est mort dans les plus horribles supplices, pour avoir chanté des chansons et pour n’avoir pas ôté son chapeau. »


Boursier, chez M.  Souchai, au Lion d’or.

  1. Probablement avec la lettre 6409.
  2. Diderot.
  3. Les Mémoires secrets du 6 août 1766 parlent de cette lettre, ainsi que de deux autres. Ils donnent à toutes les trois la date du 6 juillet, et les attribuent à Voltaire.