Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6438

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 366-367).

6438. — À M. D’ALEMBERT.
30 juillet.

Ma rage vous embrasse toujours tendrement, mon cher et aimable philosophe. Il m’a tant passé d’horreurs par les mains depuis quelques jours que je ne sais plus ce que je vous ai écrit. Vous ai-je mandé que j’avais obtenu de frère Frédéric une gratification pour les Sirven ? Cette goutte de baume sur tant de blessures, faites à la raison et à l’innocence, m’a un peu soulagé, mais ne m’a pas guéri. Je suis honteux d’être si sensible et si vif à mon âge. Je m’afflige du tremblement de terre à Constantinople, tandis que vous examinez gaiement combien il faut de parties sulfureuses pour renverser une ville dont les dimensions sont données. Je pleure les gens dont on arrache la langue, tandis que vous vous servez de la vôtre pour dire des choses très-agréables et très-plaisantes. Vous digérez donc bien, mon cher philosophe ; et moi je ne digère pas. Vous êtes encore jeune, et moi je suis un vieux malade ; pardonnez à ma tristesse. Je viens de voir dans la Gazette de France un article du tonnerre qui a pulvérisé une vieille femme ; et le tonnerre n’est point tombé sur les juges d’Abbeville ! Comment cela peut-il se souffrir ?

Si vous savez quelque chose sur Polyeucte et Néarque[1] daignez m’en écrire un petit mot aux eaux de Rolle.

J’ai vu le mémoire des huit avocats[2] ; il dit peu de chose, il ne m’apprend rien, et me laisse dans ma rage.

Les plénipotentiaires viennent de commencer leurs opérations à Genève, en déclarant Jean-Jacques Rousseau un calomniateur infâme. Un parti vient de faire un libelle abominable contre tous les particuliers de l’autre parti. On cherche à pendre l’auteur du libelle. Vernet a fait un nouveau mémoire, mais il ne trouve personne qui veuille l’imprimer : les libraires y ont été déjà attrapés.

Vivez gaiement, mon grand philosophe. Mais pourquoi les gens qui pensent ne vivent-ils pas ensemble ?

  1. La Barre et d’Étallonde.
  2. Voyez leurs noms dans une note sur la lettre 6410.