Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6414

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 346-348).
6414. — À M. D’ALEMBERT.
18 juillet.

Frère Damilaville vous a communiqué sans doute la Relation[1] d’Abbeville, mon cher philosophe. Je ne conçois pas comment des êtres pensants peuvent demeurer dans un pays de singes qui deviennent si souvent tigres. Pour moi, j’ai honte d’être même sur la frontière. En vérité, voici le temps de rompre ses liens, et de porter ailleurs l’horreur dont on est pénétré. Je n’ai pu parvenir à recevoir la consultation des avocats ; vous l’avez vue sans doute, et vous avez frémi. Ce n’est plus le temps de plaisanter ; les bons mots ne conviennent point aux massacres. Quoi ! des Busiris en robe font périr dans les plus horribles supplices des enfants de seize ans ! et cela malgré l’avis de dix juges intègres et humains ! Et la nation le souffre ! À peine en parle-t-on un moment, on court ensuite à l’Opéra-Comique ; et la barbarie, devenue plus insolente par notre silence, égorgera demain qui elle voudra juridiquement ; et vous surtout, qui aurez élevé la voix contre elle deux ou trois minutes. Ici Calas roué, là Sirven pendu, plus loin un bâillon dans la bouche d’un lieutenant général ; quinze jours après, cinq jeunes gens condamnés aux flammes pour des folies qui méritaient Saint-Lazare. Qu’importe l’Avant-propos du roi de Prusse[2] ? Apporte-t-il le moindre remède à ces maux exécrables ? est-ce là le pays de la philosophie et des agréments ? C’est celui de la Saint-Barthélémy. L’Inquisition n’aurait pas osé faire ce que des juges jansénistes viennent d’exécuter. Mandez-moi, je vous en prie, ce qu’on dit du moins, puisqu’on ne fait rien. C’est une misérable consolation d’apprendre que des monstres sont abhorrés, mais c’est la seule qui reste à notre faiblesse, et je vous la demande. M. le prince de Brunswick est outré d’indignation, de colère, et de pitié. Redoublez tous ces sentiments dans mon cœur par deux mots de votre main, que vous enverrez, par la petite poste, à frère Damilaville. Votre amitié, et celle de quelques êtres pensants, est le seul plaisir auquel je puisse être sensible.

La méprise de l’Avant-propos consiste en ce qu’on suppose que ces paroles, In principio erat, etc., ont été falsifiées. Ce sont les deux passages sur la Trinité qui ont été interpolés dans l’épître de Jean[3]. Quelle pitié que tout cela ! On perd à déterrer des erreurs un temps qu’on emploierait peut-être à découvrir des vérités.

N. B. Le théologien Vernet s’est plaint au conseil de Genève qu’on se moquait de lui ; le conseil lui a offert une attestation de vie et de mœurs[4], comme quoi il n’avait pas volé sur les grands chemins, ni même dans la poche. Cette dernière partie de l’attestation paraissait bien hasardée.

  1. Voyez tome XXV, page 501.
  2. Voyez les lettres 6364, 6374, et 6379.
  3. Voltaire veut parler des versets 7 et 8 du chapitre v de la première épître de saint Jean, où l’on lit : « tres sunt qui testimonium dant in cœlo, Pater, Verbum, et Spiritus Sanctus ; et hi tres unum sunt. Et tres sunt qui testimonium dant in terra, spiritus, et aqua, et sanguis ; et hi tres unum sunt. »
  4. Voyez la note, tome XXV, page 491.