Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6390

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 329-330).

6390. — À M. L’ABBÉ MORELLET.
7 juillet.

C’est moi, mon cher frère, qui voudrais passer avec vous dans ma retraite les derniers six mois qui me restent peut-être encore à vivre. C’est Antoine qui voudrait recevoir Paul. Mon désert est plus agréable que ceux de la Thébaïde, quoiqu’il ne soit pas si chaud. Tous nos ermites vous aiment, tous chantent vos louanges, et désirent passionnément votre retour.

Le livre de Fréret[1] est bien dangereux, mais oportet hæreses esse. Les manuscrits de Dumarsais et de Chénelart[2] ont été imprimés aussi. Il est bien triste que l’on impute quelquefois à des vivants, et même à de bons vivants, les ouvrages des morts. Les philosophes doivent toujours soutenir que tout philosophe qui est en vie est un bon chrétien, un bon catholique. On les loue quelquefois des mêmes choses que les dévots leur reprochent, et ces louanges deviennent funestes, che sono accuse e pajon lodi. Le bruit de ces dangereux éloges va frapper les longues et superbes oreilles de certains pédants ; et ces pédants irrités poursuivent avec rage de pauvres innocents qui voudraient faire le bien en secret. La dernière scène qui vient de se passer à Paris prouve bien que les frères doivent cacher soigneusement les mystères et les noms de leurs frères. Vous savez que le conseiller Pasquier a dit, en plein parlement, que les jeunes gens d’Abbeville qu’on a fait mourir avaient puisé leur impiété dans l’école et dans les ouvrages des philosophes modernes. Ils ont été nommés par leur nom ; c’est une dénonciation dans toutes les formes. On les rend complices des profanations insensées de ces malheureux jeunes gens ; on les fait passer pour les véritables auteurs du supplice dans lequel on a fait expirer de jeunes indiscrets. Y a-t-il jamais eu rien de plus méchant et de plus absurde que d’accuser ainsi ceux qui enseignent la raison et les mœurs d’être les corrupteurs de la jeunesse ? Qu’un janséniste fanatique eût été coupable d’une telle calomnie, je n’en serais pas surpris ; mais que ce soit un conseiller de grand’chambre, cela est honteux pour la nation. Le mal est que ces imputations parviennent au roi, et qu’elles paraissent dictées par lgimpartialité et par l’esprit de patriotisme. Les sages, dans des circonstances si funestes, doivent se taire et attendre.

Quand vous trouverez, mon cher frère, les livres que vous avez eu la bonté de me promettre, M. Damilaville les payera à votre ordre. Rien ne presse. Ne songez qu’à vos travaux et à vos amusements, vivez aussi heureux qu’un pauvre sage peut l’être, et souvenez-vous des ermites, qui vous seront très-tendrement attachés.

  1. Examen critique des apologistes de la religion chrétienne ; voyez lettre 6306.
  2. Chénelart est probablement un nom sons lequel Voltaire voulait faire passer quelque opuscule. Quant à Dumarsais, il s’agit de l’Analyse de la religion chrétienne, dont il a souvent été question ; voyez tome XVIII, page 261 ; XXVI, 500, etc.