Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6337

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 285-286).

6337. — À M. SERVAN.
9 mai.

Enfin, monsieur, on a retrouvé Moïse sous un tas de fumier, et il est sauvé des mains des muletiers, comme de celles de Pharaon. Les Conjectures sur la Genèse[1] sont actuellement dans ma bibliothèque ; mais je vous assure que je fais plus de cas du discours que vous avez la bonté de m’envoyer. L’auteur a dû se complaire dans son œuvre, et voir que cela était bon ; mais il est trop modeste pour le dire, et moi, je suis trop véridique pour lui cacher ce que j’en pense.

Je vous demande en grâce, monsieur, de vouloir bien honorer mon petit cabinet de livres de tout ce qui partira de votre plume ; j’ai des recueils qui assurément ne vaudront pas celui-là. Je vous avouerai franchement que je ne connais, parmi les discours prononcés au parlement de Paris, rien qui mérite d’être lu, excepté deux ou trois discours de M. d’Aguesseau : tout ce qu’on a fait depuis lui est sec et mal écrit ; tout ce qu’on a fait auparavant est de l’éloquence de Thomas Diafoirus[2]. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire[3] qu’en qualité de provincial j’aimais fort à voir le bon goût renaître en province. Vous et moi, nous sommes Allobroges : je m’intéresse à vos succès, comme compatriote ; et, en cette qualité, je vous demande la continuation de vos bontés. Autrefois la cour donnait le ton à Paris, et Paris aux provinces ; il me paraît que c’est à présent tout le contraire, à cela près qu’il n’y a plus de ton à Versailles : je ne suis pas, au reste, comme les autres vieillards qui vantent toujours ce qu’ils ont vu dans leur jeunesse ; je vous jure que je n’ai vu que des sottises ; le bon temps était le siècle de Louis XIV, dont je n’ai vu que la lie. Cependant il faut être juste : j’avoue qu’il n’y a en France aujourd’hui aucun grand talent, dans quelque genre que ce puisse être, pas même à l’Opéra-Comique, qui est devenu le spectacle de la nation ; mais, en récompense, il y a beaucoup de philosophie, et voilà ce qui me console.

Soyez toujours, monsieur, ma plus grande consolation, et comptez sur la tendre et respectueuse estime de, etc.


Voltaire.

  1. C’est le titre d’un ouvrage d’Astruc ; voyez tome XIX, page 242.
  2. Personnage du Malade imaginaire.
  3. Il ne l’a pas dit dans la lettre 6327.