Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6338

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 286-287).

6338. — À M. DAMILAVILLE.
12 mai.

Mon cher frère, j’ai mis l’estampe des Calas au chevet de mon lit, et j’ai baisé, à travers la glace, Mme Calas et ses deux filles. Je leur en rends compte dans la petite lettre que je vous envoie[1]. On se plaint beaucoup de la gravure ; on trouve que les doigts ressemblent à des griffes d’oiseaux mal faites, et les bras à des cotrets ; mais pour moi, je suis si content d’avoir cette famille sous mes yeux que je pardonne tout, et que je trouve tout bien.

Je console autant que je puis les Sirven ; je leur fais espérer qu’ils auront incessamment le mémoire qui les justifie. Vous voyez sans doute quelquefois M. Élie, et vous avez eu la bonté de lui dire combien je m’intéresse à sa santé. J’ai peine à croire qu’il ne réussisse pas dans cette affaire. Je pense toujours que le conseil lui sera favorable. On n’est pas, ce me semble, assez content des parlements pour craindre celui de Toulouse ; et je ne crois pas qu’une compagnie qui n’a voulu recevoir de la main du roi ni son commandant[2] ni son premier président[3] doive avoir à la cour un crédit immense.

Je trouve que le sieur Le Breton a fait une haute sottise d’aller porter à Versailles des Encyclopèdies lorsque le clergé s’assemblait. Le ministère a fait très-prudemment de s’emparer des exemplaires, et de prévenir par là des clameurs qui eussent été aussi dangereuses qu’injustes. On a mis dans les gazettes que l’article Peuple[4] avait indisposé beaucoup le ministère ; je ne le crois pas ; il me semble que tout ministre sage devrait signer cet article.

Je suis bien fâché que l’auteur de Population et de Vingtième n’en ait pas fait davantage[5]. Je voudrais raccommoder ce bon citoyen avec le grand Colbert. Il lui reproche d’avoir fait baisser le prix des blés ; mais il baissa de même en Angleterre et ailleurs dans le même temps. Le grand malheur de Colbert est d’avoir vu ses mesures toujours traversées par les entreprises de Louis XIV. La guerre injuste et ridicule de 1672 obligea le ministre le plus grand que nous ayons jamais eu à se comporter d’une manière directement opposée à ses sentiments ; et cependant il ne laissa, en mourant, aucune dette de l’État qui fût exigible. Il créa la marine, il établit toutes les manufactures qui servent à la construction et à l’équipement des vaisseaux. On lui doit l’utile et l’agréable.

Si vous connaissez l’auteur de l’article où on le traite un peu mal, je vous prie de demander la grâce de Colbert à cet auteur. Nous en parlerons, si jamais vous êtes assez bon pour revenir à Ferney. Mon petit château sera enfin entièrement bâti ; mes paysans augmentent leurs cabanes, à mon exemple ; leurs terres et les miennes sont bien cultivées ; tout cet affreux désert s’est changé en paradis terrestre.

J’ai eu la consolation de trouver un petit bailli qui pense tout aussi sensément que nous. Vous m’avouerez que c’est trouver une perle dans du fumier, car il est d’un pays où l’on ne pense point du tout.

Vous ne me parlez point de Bigex ; vous ne me consolez point dans ce temps de disette de bons ouvrages. Ne pourriez-vous point me faire avoir le mémoire de M. de Lally ? M. de Florian ne vous en a-t-il pas donné un ? Songez à moi, je vous en prie, et croyez que je ne m’oublie pas, et que je ne perds pas mon temps.

Je viens de recevoir une lettre charmante[6] du philosophe d’Alembert. Bonsoir, mon cher frère ; buvez à ma santé avec Platon.

N. B. Je compte vous envoyer mardi prochain, par la diligence de Lyon, le buste d’un de vos amis. Il est dans le goût antique, et assurément mieux fait que l’estampe des Calas. Ayez la bonté, je vous en supplie, de ne point écrire aux sculpteurs, et de n’avoir aucun commerce avec eux. Laissez-moi faire mon devoir, sans quoi je me brouille avec vous.

  1. Elle est perdue.
  2. Le duc de Fitz-James ; voyez tome XLIII, page 69 et XX, 177.
  3. Bastard.
  4. Par Jaucourt.
  5. Ces articles sont de Damilaville.
  6. Elle manque.