Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6277

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 228-230).

6277. — À M.  LE DUC DE CHOISEUL[1].

Mon colonel, mon protecteur Messala, c’est pour le coup que je me jette très-sérieusement à vos pieds ; ayez la bonté de lire jusqu’au bout.

Je vous dois tout, car c’est vous qui avez rendu ma petite terre libre ; c’est vous qui avez marié Mlle  Corneille, et qui avez tiré son père de la misère par les générosités du roi et les vôtres, et celles de Mme  la duchesse de Grammont.

C’est par vous que mon désert horrible a été changé en un séjour riant ; que le nombre des habitants est triplé, ainsi que celui des charrues, et que la nature est changée dans ce coin, qui était le rebut de la terre. Après ces bienfaits répandus sur moi, vous savez que je ne vous ai rien demandé que pour des Genevois ; car que puis-je demander pour moi-même ? je n’ai que des grâces à vous rendre.

Jean-Jacques Rousseau seul a troublé la paix de Genève et la mienne ; Jean-Jacques, le précepteur des rois et des ministres, qui a imprimé, dans son Contrat insocial, « qu’il n’y a, à la cour de France, que de petits fripons qui obtiennent de petites places par de petites intrigues[2] », Jean-Jacques, qui veut que l’héritier du royaume épouse la fille du bourreau[3], si elle est jolie ; Jean-Jacques, qui s’imagine follement que j’avais engagé le conseil de Genève à le proscrire ; Jean-Jacques, qui s’appuya d’un colonel réformé au service de Savoie, et pensionnaire d’Angleterre, nommé M.  Pictet, pour commencer, sur cet unique fondement, la guerre ridicule que Genève fait à coups de plume depuis deux années.

Peut-être les Genevois, honteux d’un si impertinent sujet de discorde, n’ont osé avouer cette turpitude à M.  le chevalier de Beauteville ; et moi, qui ne peux sortir et qui passe la moitié de ma vie dans mon lit et l’autre en robe de chambre, je n’ai pu instruire monsieur l’ambassadeur de ces fadaises dans le peu de temps qu’il a bien voulu me donner quand il a daigné venir voir ma retraite.

À la mort de M.  de Montpéroux, toutes les têtes de Genève étaient dans une fermentation d’autant plus grande qu’il n’y avait en vérité aucun sujet de querelle. Des animosités, des aigreurs réciproques, de l’orgueil, de la vanité, de petits droits contestés, ont brouillé tous les corps de l’État pour jamais. Quelques personnes du conseil, plusieurs principaux citoyens, vinrent me trouver : je leur proposai de venir tous dîner chez moi souvent, et de vider leurs querelles gaiement, le verre à la main. Comme ils disputaient alors sur des questions de loi qui sont survenues, ou plutôt qu’on a fait survenir, j’envoyai un mémoire[4] à des avocats de Paris, et je reçus une consultation fort sage.

M. Hennin arriva ; je lui remis la consultation, et je ne me mêlai plus de rien.

Les natifs de Genève vinrent me trouver, il y a quelques jours, et me prièrent de leur faire un compliment qu’ils devaient présenter à messieurs les médiateurs ; je ne pus ni ne dus refuser cette légère complaisance à trente personnes qui me la demandaient en corps : un compliment n’est pas une affaire d’État. Ils revinrent après me communiquer une requête qu’ils voulaient donner à messieurs les plénipotentiaires ; je leur recommandai de ne choquer ni leurs supérieurs ni leurs égaux. Je n’ai eu aucune autre part aux divisions qui agitent la petite fourmilière. Je demeure à deux lieues de Genève ; j’achève mes jours dans la plus profonde retraite. Il ne m’appartient pas de dire mon avis, quand des plénipotentiaires doivent décider.

Soyez donc très-persuadé, mon protecteur, qu’à mon âge je ne cherche à entrer dans aucune affaire, et surtout dans les tracasseries genevoises.

Mais je dois vous dire que, mes petites terres étant enclavées en partie dans leur petit territoire, ayant continuellement des droits de censive, et de chasse, et de dixième à discuter avec eux, ayant du bien dans la ville, et même un bien inaliénable, j’ai plus d’intérêt que personne à voir la fourmilière tranquille et heureuse. Je suis sûr qu’elle ne le sera jamais que quand vous daignerez être son protecteur principal, et qu’elle recevra des lois de votre médiation permanente. Je vous conjure seulement de vouloir bien avoir la bonté de recommander à M.  de Beauteville votre décrépite marmotte, qui vous adorera du culte d’Hyperdulie tant que le peu qu’il a de corps sera conduit par le peu qu’il a d’âme.

Monseigneur sait-il ce que c’est que le culte d’hyperdulie ? Pour moi, il y a soixante ans que je cherche ce que c’est qu’une âme, et je n’en sais encore rien.

Ah ! si j’osais, je vous supplierais d’engager M.  de Beauteville à demeurer, en vertu de la garantie, le maître de juger toutes les contestations qui s’élèveront toujours à Genève. Vous seriez en droit d’envoyer un jour, à l’amiable, une bonne garnison pour maintenir la paix, et de faire de Genève, à l’amiable, une bonne place d’armes quand vous aurez la guerre en Italie. Genève dépendrait de vous à l’amiable ; mais[5]

  1. Dans une récente édition des Œuvres de Voltaire, on a placé cette lettre au mois de novembre. Les éditeurs de Kehl l’avaient mise en février, et je m’en tiens à leurs dispositions. (B.) — Cette lettre à Choiseul doit avoir été écrite vers le même temps que le n° 6269, plutôt que huit mois après.
  2. Contrat social, livre III, chapitre vi.
  3. Émile, livre V.
  4. Voyez les lettres 6165, 6186, 6191.
  5. C’est ainsi que cette lettre se termine dans les éditions de Kehl et dans toutes le autres. (B.)