Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6264

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 214-215).

6264. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL[1].
10 février.

J’ai reçu hier, de la main d’un de mes anges, une lettre qui commençait par Monsieur mon cher cousin. Comme à moi tant d’honneur n’appartient, je regardai au bas, et je vis qu’elle était adressée à M. le président de Baral, à qui je l’envoie.

J’ai soupçonné que, par la même méprise, il aura reçu pour moi une lettre à laquelle il n’aura rien compris, et j’espère qu’il me la renverra.

Je m’imagine que mes anges verront bientôt le mémoire d’Élie pour les Sirven, et qu’ils le protégeront de toute leur puissance. Cette affaire agite toute mon âme ; les tragédies, les comédies, le tripot, ne me sont plus de rien ; j’oublie qu’il y a des tracasseries à Genève ; le temps va trop lentement ; je voudrais que le mémoire d’Élie fût déjà débité, et que toute l’Europe en retentît. Je l’enverrais au mufti et au Grand Turc, s’ils savaient le français. Les coups que l’on porte au fanatisme devraient pénétrer d’un bout du monde à l’autre.

Il faut pourtant que je m’apaise un peu, et que je revienne au mémoire de M. de La Voute, en faveur du tripot[2]. Je crois qu’il réussira ; mais voudra-t-il bien faire usage de mes remarques ? Je les croirai bien fondées, jusqu’à ce que vous m’ayez fait apercevoir du contraire. Il me paraît bien peu convenable que le roi dise, dans une déclaration : Voulons et nous plaît que tout gentilhomme puisse être comédien. Je tiens qu’il faut faire parler le roi plus décemment.

J’ai été bien ébaubi quand j’ai reçu une lettre pastorale du révérendissime et illustrissime évêque et prince de Genève, munie d’une, lettre de M.  de Saint-Florentin, qui demande une collecte pour nos soldats qui sont à Maroc. J’aurais souhaité une autre tournure ; mais la chose est faite. On trouvera peu d’argent dans notre petite province. Ce roi de Maroc est un terrible homme ; il demande environ huit cent mille francs pour deux cents esclaves : cela est cher.

Nous sommes toujours en Sibérie, cela n’accommode pas les gens de mon âge. Je crois que je serais fort aise d’être à Maroc pendant l’hiver. Nous avons toujours ici Pierre Corneille ; mais il ne donnera point de tragédie cette année. Nos montagnes de neige n’ont pas encore permis à M. de Chabanon de venir chercher sa Virginie.

Je me mets au bout des ailes de mes anges.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Voyez les lettres 6258 et 6259.