Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6252

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 202-203).

6252. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
1er février.

Sire, je vous fais très-tard mes remerciements ; mais c’est que j’ai été sur le point de ne vous en faire jamais aucun. Ce rude hiver m’a presque tué ; j’étais tout près d’aller trouver Bayle, et de le féliciter d’avoir eu un éditeur[1] qui a encore plus de réputation que lui dans plus d’un genre ; il aurait sûrement plaisanté avec moi de ce que Votre Majesté en a usé avec lui comme Jurieu ; elle a tronqué l’article David. Je vois bien qu’on a imprimé l’ouvrage sur la seconde édition de Bayle[2]. C’est bien dommage de ne pas rendre à ce David toute la justice qui lui est due ; c’était un abominable Juif, lui et ses psaumes. Je connais un roi plus puissant que lui et plus généreux, qui, à mon gré, fait de meilleurs vers. Celui-là ne fait point danser les collines comme des béliers, et les béliers comme des collines[3]. Il ne dit point qu’il faut écraser les petits enfants contre la muraille[4], au nom du Seigneur ; il ne parle point éternellement d’aspics et de basilics. Ce qui me plaît surtout de lui, c’est que dans toutes ses épîtres il n’y a pas une seule pensée qui ne soit vraie ; son imagination ne s’égare point. La justesse est le fonds de son esprit ; et en effet, sans justesse il n’y a ni esprit ni talent.

Je prends la liberté de lui envoyer[5] un caillou du Rhin pour un boisseau de diamants. Voilà les seuls marchés que je puisse faire avec lui.

Les dévotes de Versailles n’ont pas été trop contentes du peu de confiance que j’ai en sainte Geneviève ; mais le monarque philosophe prendra mon parti.

Puisque les aventures de Neuchâtel l’ont fait rire, en voici d’autres[6] que je souhaite qui l’amusent. Comme ce sont des affaires graves qui se passent dans ses États, il est juste qu’elles soient portées au tribunal de sa raison.

Il y a en France un nouveau procès tout semblable à celui des Calas[7] ; et il paraîtra dans quelque temps un mémoire signé de plusieurs avocats, qui pourra exciter la curiosité et la sensibilité. On verra que nos papistes sont toujours persuadés que les protestants égorgent leurs enfants pour plaire à Dieu. Si Sa Majesté veut avoir ce mémoire, je la supplie de me faire dire par quelle voie je dois l’adresser. J’ignore s’il le faut mettre à la poste, ou le faire partir par les chariots d’Allemagne.

  1. Il venait de paraître un Extrait du Dictionnaire de Bayle avec une préface, Berne (Berlin), 1766, deux volumes in-8o. C’est un choix des Articles les plus philosophiques dans lesquels M.  Bayle a supérieurement réussi. Ce choix avait été fait par Frédéric, auteur de la préface intitulée Avant-propos, et qui est le panégyrique de Bayle.
  2. On sait que Bayle donna, dans l’édition de 1697 de son Dictionnaire, un article David qui scandalisa le consistoire de Rotterdam, et que l’auteur corrigea dans son édition de 1702. Les corrections consistaient en additions et suppressions. L’édition de 1715 contient la version de 1697. Les deux textes se retrouvent dans les éditions postérieures à 1715. Il est assez singulier que le roi de Prusse ait donné la version de 1702, qui n’est, pas la curieuse. Dans sa lettre à Voltaire du 25 novembre 1766, Frédéric promet que dans la seconde édition de son Extrait on restituera le bon article David. On n’en a rien fait, si j’en juge d’après les réimpressions de 1780 et 1789, que j’ai sous les yeux. (B.)
  3. Psaume cxiii, verset 4.
  4. Psaume cxxvi, verset 9.
  5. l’Épître à Henri IV.
  6. On venait de brûler l’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique de Fleury, dont l’Avant-propos est de Frédéric. Voyez la note, tome XXVII, page 284.
  7. L’affaire de Sirven ; voyez tome XXV, page 517.