Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6245

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 193-195).

6245. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
24 janvier.

Je vous avoue, mon divin ange, et à vous aussi, ma divine ange, que je trouve vos raisons pour ne pas venir à Genève extrêmement mauvaises. Je penserai toujours qu’un conseiller d’honneur du parlement de Paris peut très-bien figurer avec un grand trésorier du pays de Vaud. Je penserai qu’un ministre plénipotentiaire d’un petit-fils du roi de France est fort au-dessus de tous les plénipotentiaires de Zurich et de Berne. Je penserai que l’incompatibilité du ministère de Parme avec celui de France est nulle, et qu’on a donné des lettres de compatibilité en mille occasions moins importantes. Enfin, je croirai toujours que ce voyage ne serait pas inutile auprès de Mme  de Groslée ; mais vous ne voulez point venir, il ne me reste que de vous aimer en gémissant.

On me mande de Paris que, le jour de Sainte-Geneviève, jour auquel sa chapelle autrefois ne désemplissait pas, il ne se trouva personne qui daignât lui rendre visite, et que celle qui donne la pluie et le beau temps gela de froid le jour de sa fête. Je ne me souviens plus si je vous ai mandé que M.  Dupuits, et mon jésuite, qui nous dit la messe, s’en allèrent malheureusement à Genève donner des copies de cette guenille : on l’imprima sur-le-champ, le tout sans que j’en susse rien. On l’a imprimée à Paris. Fréron dira que je suis un impie et un mauvais poëte ; les honnêtes gens diront que je suis un bon citoyen.

Vous souvenez-vous d’un certain Mandement d’un archevêque de Novogorod contre la chimère aussi dangereuse qu’absurde des deux puissances ? L’auteur ne croyait pas si bien dire. Il se trouve en effet que non-seulement cet archevêque, à la tête du synode grec, a réprouvé ce système des deux puissances, mais encore qu’il a destitué l’évêque de Rostou, qui osait le soutenir. L’impératrice de Russie m’a écrit huit grandes pages de sa main, pour me détailler toute cette aventure. J’ai été prophète sans le savoir, comme l’étaient tous les anciens prophètes. Voici d’ailleurs deux lignes bien remarquables de sa lettre[1] : « La tolérance est établie chez nous ; elle fait loi de l’État, et il est défendu de persécuter. »

Pourquoi faut-il que ma Catherine ne règne pas dans des climats plus doux, et que la vérité et la raison nous viennent de la mer Glaciale ! Il me semble que, dans mon dépit de ne vous point voir arriver à Genève, je m’en irais à Kiovie finir mes jours, si Catherine y était : mais malheureusement je ne peux sortir de chez moi ; il y a deux ans que je n’ai fait le voyage de Genève.

Vous me demandez qui sera mon médecin quand je n’aurai plus le grand Tronchin ; je vous répondrai : Personne, ou le premier venu ; cela est absolument égal à mon âge ; mon mal n’est que la faiblesse avec laquelle je suis né, et que les ans ont augmentée. Esculape ne guérirait pas ce mal-là ; il faut savoir se résigner aux ordres de la nature.

Rousseau est un grand fou, et un bien méchant fou, d’avoir voulu faire accroire que j’avais assez de crédit pour le persécuter, et que j’avais abusé de ce prétendu crédit. Il s’est imaginé que je devais lui faire du mal, parce qu’il avait voulu m’en faire, et peut-être parce qu’il lui était revenu que je trouvais son Héloïse pitoyable, son Contrat social très-insocial, et que je n’estimais que son Vicaire savoyard dans son Émile : il n’en faut pas d’avantage dans un auteur pour être attaqué d’un violent accès de rage. Le singulier de toute cette affaire-ci, c’est que les petits troubles de Genève n’ont commencé que par l’opinion inspirée par Jean-Jacques au peuple de Genève que j’avais engagé le conseil de Genève à donner un décret de prise de corps contre Jean-Jacques, et que la résolution en avait été prise chez moi, aux Délices. Parlez, je vous prie, de cette extravagance à Tronchin, il vous mettra au fait ; il vous fera voir que Rousseau est non-seulement le plus orgueilleux de tous les écrivains médiocres, mais qu’il est le plus malhonnête homme.

J’ai été tenté quelquefois d’écrire au conseil de Genève pour démentir solennellement toutes ces horreurs, et peut-être je succomberai à cette tentation ; mais j’aime bien mieux la déclaration que me donnèrent, il y a quelque temps, les syndics de la noblesse et du tiers état de notre province, les curés et les prêtres de mes terres, lorsqu’ils surent qu’il y avait, je ne sais où, des gens assez malins pour m’accuser de n’être pas bon chrétien. Je conserve précieusement cette pièce authentique, et je m’en servirai, si jamais la tolérance n’est pas établie en France comme en Russie.

Adieu, anges cruels, qui ne voulez voir ni les Alpes ni le mont Jura ; je ne m’en mets pas moins à l’ombre de vos ailes.

  1. Du 17-28 novembre 1765, n° 6167.