Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6244

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 192-193).

6244. — À CATHERINE II.
impératrice de russie.
24 janvier.

Madame, la lettre[1] dont Votre Majesté impériale m’honore m’a tourné la tête ; elle m’a donné des patentes de prophète ; je ne me doutais pas que l’archevêque de Novogorod se fût rn effet déclaré contre le système absurde des deux puissances. J’avais raison sans le savoir, ce qui est encore un caractère de prophétie. Les incrédules pourront m’objecter que cet archevêque ne s’appelle pas Alexis[2], mais Démétri. Je pourrai répondre avec tous les commentateurs qu’il faut de l’obscurité dans les prophéties, et que cette obscurité rend toujours la vérité plus claire. J’ajouterai qu’il n’y a qu’à changer Alex en Démé, et is en tri, pour avoir le véritable nom de l’archevêque. Il n’y aura certainement que les impies qui puissent ne se pas rendre à des preuves si évidenles.

Je suis si bon prophète que je prédis hardiment à Votre Majesté la plus grande gloire et le plus grand bonheur. Ou les hommes deviendront entièrement fous, ou ils admireront tout ce que vous faites de grand et d’utile. Cette prédiction méme vient un peu, comme les autres, après l’événement.

Il me semble que si cet autre grand homme, Pierre Ier, s’était établi dans un climat plus doux que sur le lac Ladoga, s’il avait choisi Kiovie, ou quelque autre terrain plus méridional, je serais actuellement à vos pieds, en dépit de mon âge. Il est triste de mourir sans avoir admiré de près celle qui préfère le nom de Catherine aux noms des divinités de l’ancien temps, et qui le rendra préférable. Je n’ai jamais voulu aller à Rome ; j’ai senti toujours de la répugnance à voir des moines dans le Capitole, et les tombeaux des Scipions foulés aux pieds des prêtres ; mais je meurs de regret de ne point voir des déserts changés en villes superbes, et deux mille lieues de pays civilisés par des héroïnes. L’histoire du monde entier n’a rien de semblable ; c’est la plus belle et la plus grande des révolutions : mon cœur est comme l’aimant, il se tourne vers le nord.

D’Alembert a bien tort de n’avoir pas fait le voyage, lui qui est encore jeune. Il a été piqué de la petite injustice qu’on lui faisait ; mais l’objet, qui est fort mince, ne troublait point sa philosophie. Tout cela est réparé aujourd’hui. Je crois que l’Encyclopédie est en chemin pour aller demander une place dans la bibliothèque de votre palais.

Que Votre Majesté impériale daigne recevoir avec bonté ma reconnaissance, mon admiration, mon profond respect.


Feu l’abbé Bazin.

  1. Voyez n° 6167, et l’addition donnée dans une note du n° 6246.
  2. Voltaire avait publié, en octobre 1765, un Mandement supposé, de l’archevêque de Novogorod-la-Grande, dans lequel il donnait à cet archevêque le nom d’Alexis ; voyez tome. XXV, page 345.