Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6243

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 191-192).

6243. — À MADAME LA MARQUISE DE FLORIAN.
22 janvier.

J’ai fini avec regret l’Histoire de Ferdinand et d’Isabelle[1]. Elle m’a fait un très-grand plaisir, et je ne doute pas qu’elle n’ait beaucoup de succès auprès de tous ceux qui préfèrent les choses utiles et vraies aux romanesques. Je fais mon compliment à l’auteur, et je m’enorgueillis de lui appartenir de si près. Si Isabelle revenait au monde, elle lui donnerait au moins un canonicat de Tolède ; mais si la petite Geneviève de Nanterre revenait, elle me traiterait fort mal. Dès que j’eus fait ces maudits vers[2], M. Dupuits et Père Adam les portèrent à Genève sans m’en rien dire ; ils furent imprimés sur-le-champ dans la ville de Calvin ; ils l’ont été dans le quartier de Geneviève à Paris, et me voilà brouillé avec la sainte, avec tous les génovéfains, avec M. Soufflot, et peut-être avec les dévots de la cour ; mais c’est ma destinée. J’avais pourtant bonne intention. Je me suis laissé trop entraîner à mon zèle pour Henri IV. Il n’y a d’autre remède à cela que de faire pénitence, et de réciter l’oraison de sainte Geneviève pendant neuf jours.

Je ne me mêle en aucune façon du recueil qu’on fait à Lausanne des pièces concernant les Calas. Je n’aime point le titre d’Assassinat juridique, parce qu’un titre doit être simple, et non pas un bon mot. Il est très-vrai que la mort de Calas est un assassinat affreux, commis en cérémonie[3] ; mais il faut se contenter de le faire sentir sans le dire.

Le père Corneille est venu voir sa fille. Je ne crois pas qu’à eux deux ils viennent à bout de faire une tragédie : mais le père est un bonhomme, et la fille une bonne enfant.

Il n’y a point de trouble à Genève, comme on se tue de le dire : il n’y a que des tracasseries, des misères, des pauvretés auxquelles les médiateurs mettront ordre dans quatre jours.

Le docteur Tronchin doit être parti aujourd’hui, suivi de quelques-uns de ses malades, qui le mènent en triomphe. J’espère que M. et Mme de Florian le verront dans sa gloire, et qu’ils me maintiendront dans son amitié.

J’embrasse tendrement nièce, neveu et petits-neveux.

  1. Histoire des rois catholiques Ferdinand et Isabelle, 1766, deux volumes in-12. L’auteur est l’abbé Mignot, frère de Mme de Florian et neveu de Voltaire.
  2. Épître à Henri IV.
  3. Boileau a dit, satire VIII, vers 296 :

    Mener tuer un homme avec cérémonie.