Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6234

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 183-184).

6324. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 janvier.

Oui, mes divins anges, il faut absolument que vous veniez, sans quoi je prends tout net le parti de mourir.

M. Hennin vous logera très-bien à la ville, et nous aurons le bonheur de vous posséder à la campagne. Je vous avertis que tout le tripot de Genève, et les députés de Zurich et de Berne, désirent un homme de votre caractère. Il y avait eu bien des coups de fusil de tirés, et quelques hommes de tués, en 1737, lorsqu’on envoya un lieutenant général des armées du roi ; mais aujourd’hui il ne s’agit que d’expliquer quelques lois, et de ramener la confiance. Personne assurément n’y est plus propre que vous.

Je sens combien il vous en coûterait de vous séparer longtemps de M. le duc de Praslin ; mais vous viendrez dans les beaux jours, et pour un mois ou six semaines tout au plus. M. Hennin vous enverra tout le procès à juger, avec son avis et celui des médiateurs suisses. Ce sera encore un grand avantage de pouvoir consulter, à Paris, les avocats en qui vous avez confiance, quoique vous n’ayez pas besoin de les consulter. Lorsque enfin M. le duc de Praslin aura approuvé les lois proposées, vous viendrez nous apporter la paix et le plaisir.

M. Hennin signera après vous, non-seulement le traité, mais l’établissement de la Comédie. Ce qui reste dans Genève de pédants et de cuistres du xvie siècle perdra ses mœurs sauvages : ils deviendront tous Français. Ils ont déjà notre argent, ils auront nos mœurs : ils dépendront entièrement de la France, en conservant leur liberté.

M. Hennin est homme du monde le plus capable de vous seconder dans cette belle entreprise ; il est plein d’esprit et de grâces, très-instruit, conciliant, laborieux, et fait pour plaire aux gens aimables et aux barbares.

Au reste, le jeune ex-jésuite[1] vous attend après Pâques. Je vous répète qu’on est très-content de sa conduite dans la province. Il n’a eu nulle part ni au Dictionnaire philosophique, ni aux Lettres des sieurs Covelle et Beaudinet ; il a toujours preuve en main. Il dit qu’il est accoutumé à être calomnié par les Fréron, mais que l’innocence ne craint rien ; que non-seulement on ne peut lui reprocher aucun écrit équivoque, mais que s’il en avait fait dans sa jeunesse, il les désavouerait comme saint Augustin s’est rétracté. Il ne se départira pas plus de ces prinicipes que du culte de latrie qu’il vous a voué.

  1. Voltaire voulait donner, comme étant d’un jésuite sa tragédie du Triumirat.