Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6233

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 182-183).

6233. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 14 janvier 1766.

Je n’ai ni votre érudition ni vos lumières, mais mes opinions n’en sont pas moins conformes aux vôtres. À la vérité, il ne me paraît pas de la dernière importance que tout le monde pense de même. Il serait fort avantageux que tous ceux qui gouvernent, depuis les rois jusqu’au dernier bailli de village, n’eussent pour principe et pour système que la plus saine morale ; elle seule peut rendre les hommes heureux et tolérants. Mais le peuple connaît-il la morale ? J’entends par le peuple le plus grand nombre des hommes. La cour en est pleine, ainsi que la ville et les champs. Si vous ôtez à ces sortes de gens leur préjugé, que leur restera-t-il ? C’est leur ressource dans leur malheur (et c’est en quoi je voudrais leur ressembler) ; c’est leur bride et leur frein dans leur conduite, et c’est ce qui doit faire désirer qu’on ne les éclaire pas ; et puis pourrait-on les éclairer ? Toute personne qui, parvenue à l’âge de raison, n’est pas choquée des absurdités et n’entrevoit pas la vérité, ne se laissera jamais instruire ni persuader. Qu’est-ce que la foi ? C’est de croire fermement ce que l’on ne comprend pas. Il faut laisser le don du ciel à qui il l’a accordé. Voilà en gros ce que je pense ; si je causais avec vous, je me flatte que vous ne penseriez pas que je préférasse les charlatans aux bons médecins. Je serai toujours ravie de recevoir de vous des instructions et des recettes ; donnez-m’en contre l’ennui, voilà de quoi j’ai besoin. La recherche de la vérité est pour vous la médecine universelle ; elle l’est pour moi aussi, non dans le méme sens qu’elle est pour vous ; vous croyez l’avoir trouvée, et moi, je crois qu’elle est introuvable. Vous voulez faire entendre que vous êtes persuadé de certaines opinions que l’on avait avant Moïse, et que lui n’avait point, ou du moins qu’il n’a pas transmises. De ce que des peuples ont eu cette opinion, en devient-elle plus claire et plus vraisemblable ? Qu’importe qu’elle soit vraie ? Si elle l’était, serait-ce une consolation ? J’en doute fort. Ce n’en serait pas une, du moins pour ceux qui croient qu’il n’y a qu’un malheur, celui d’être né.

M. l’abbé Bazin est un habile homme ; je l’honore, je le révère, mais il se donne trop de peine et de soins ; il ne sait pas le conte de La Couture, qui n’aimait pas les sermons. Laissons tous les hommes suivre leur sens commun ; il est pour chacun d’eux leur loi et leur prophète.

À l’égard de vos philosophes modernes, jamais il n’y a eu d’hommes moins philosophes et moins tolérants : ils écraseraient tous ceux qui ne se prosternent pas devant eux ; j’ai, a mes dépens, appris à les connaître ; que je sois, je vous prie, à tout jamais à l’abri de leurs tracasseries auprès de vous. Votre correspondance m’honore infiniment, mais je n’ai pas la vanité d’en faire trophée ; ils n’ont nulle connaissance de ce que vous m’écrivez. La lettre sur Moncrif n’est devenue publique que par eux, dont l’un d’eux[2] l’avait retenue pour lavoir entendu lire une seule fois ; cette conduite, qui prouve la sévérité de leur morale, m’a appris à les connaître et à ne m’y jamais confier.

Le président a été fort content de votre lettre, mais il voit par ses lunettes, il ne veut point en changer. Je suis bien sûre qu’il fait cas des vôtres, il s’en servait autrefois ; sa vue n’est pas baissée, mais enfin il veut s’en tenir aux lunettes qu’il a prises aujourd’hui ; il vous estime, il vous honore, il vous aime ; nous sommes parfaitement d’accord dans cette façon de penser et de sentir ; nous voudrions bien souvent vous avoir en tiers ; un quart d’heure de conversation avec vous nous paraîtrait d’une bien plus grande valeur que toute l’Encyclopédie.

Adieu, monsieur, soyez persuadé de ma tendre amitié ; elle est plus tendre et plus sincère que celle de vos académiciens et de vos philosophes.

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.
  2. Turgot.