Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6146


6146. — À M. DE LA BORDE[1],
premier valet de chambre du roi.
À Ferney, 4 novembre.

Savez-vous, monsieur, combien votre lettre me fait d’honneur et de plaisir ? Voici donc le temps où les morts ressuscitent. On vient de rendre la vie à je ne sais quelle Adélaïde, enterrée depuis plus de trente ans ; vous voulez en faire autant à Pandore[2] ; il ne me manque plus que de me rajeunir, mais M. Tronchin ne fera pas ce miracle, et vous viendrez à bout du vôtre. Pandore n’est pas un bon ouvrage, mais il peut produire un beau spectacle, et une musique variée : il est plein de duos, de trios, et de chœurs ; c’est d’ailleurs un opéra philosophique qui devrait être joué devant Bayle et Diderot ; il s’agit de l’origine du mal moral et du mal physique. Jupiter y joue d’ailleurs un assez indigne rôle ; il ne lui manque que deux tonneaux. Un assez médiocre musicien, nommé Rover[3] avait fait presque toute la musique de cette pièce bizarre, lorsqu’il s’avisa de mourir. Vous ne ressusciterez pas ce Royer, vous êtes plutôt homme à l’enterrer.

J’avoue, monsieur, qu’on commence à se lasser du récitatif de Lulli, parce qu’on se lasse de tout, parce qu’on sait par cœur cette belle déclamation notée, parce qu’il y a peu d’acteurs qui sachent y mettre de l’âme ; mais cela n’empêche pas que cette déclamition ne soit le ton de la nature et la plus belle expression de notre langue. Ces récits m’ont toujours paru fort supérieurs à la psalmodie italienne ; et je suis comme le sénateur Pococurante[4], qui ne pouvait souffrir un châtré faisant, d’un air gauche, le rôle de César ou de Caton.

L’opéra italien ne vit que d’ariettes et de fredons ; c’est le mérite des Romains d’aujourd’hui : la grand’messe et les opéras font leur gloire. Ils ont des faiseurs de doubles croches, au lieu de Cicérons et de Virgiles ; leurs voix charmantes ravissent tout un auditoire en a, en e, en i, et en u.

Je suis persuadé, monsieur, qu’en unissant ensemble le mérite français et le mérite italien, autant que le génie de la langue le comporte, et en ne vous bornant pas au vain plaisir de la difficulté surmontée, vous pourrez faire un excellent ouvrage sur un très-médiocre canevas. Il y a heureusement peu de récitatif dans les premiers actes ; il paraît même se prêter aisément à être mesuré et coupé par des ariettes.

Au reste, si vous voulez vous amuser à mettre le péché originel[5] en musique, vous sentez bien, monsieur, que vous serez le maître d’arranger le jardin d’Éden tout comme il vous plaira ; coupez, taillez mes bosquets à votre fantaisie, ne vous gênez sur rien.

Je ne sais plus quelle dame de la cour, en écrivant en vers au duc d’Orléans régent, mit à la fin de sa lettre :


Allongez les trop courts, et rognez les trop longs,
Allongez Vous les trouverez tous fort bons.


Vous écourterez donc, monsieur, tout ce qui vous plaira ; vous disposerez de tout. Le poëte d’opéra doit être très-humblement soumis au musicien ; vous n’aurez qu’à me donner vos ordres, et je les exécuterai comme je pourrai. Il est vrai que je suis vieux et malade, mais je ferai des efforts pour vous plaire, et pour vous mettre bien à votre aise.

Vous me faites un grand plaisir de me dire que vous aimez M. Thomas ; un homme de votre mérite doit sentir le sien. Il a une bien belle imagination guidée par la philosophie ; il pense fortement, il écrit de même. S’il ne voyageait pas actuellement avec Pierre le Grand[6], je le prierais d’animer Pandore de ce feu de Prométhée dont il a une si bonne provision ; mais la vôtre vous suffira ; le peu que j’en avais n’est plus que cendres ; soufflez dessus, et vous en ferez peut-être sortir encore quelques étincelles. Si j’avais autant de génie que j’ai de reconnaissance de vos bontés, je ressemblerais à l’auteur d’Armide[7] ou à celui de Castor et Pollux[8].

J’ai l’honueur d’être avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, etc.

  1. Jean-Benjamin de La Borde, premier valet de chambre de Louis, fermier général à la mort de ce prince, était né en 1734, et mourut sur l’échafaud révolutionnaire le 22 juillet 1794. C’est contre sa famille que l’abbé de Claustre eut un scandaleux procès, dans lequel Voltaire prit la plume ; voyez tome XXVIII, page 77.
  2. J.-B. de La Borde mit en musique cet opéra de Voltaire ; voyez tome III.
  3. Voyez tome XXVIII, page 260.
  4. Personnage de Candide.
  5. L’opéra de Pandore ; voyez tome III.
  6. Thomas composait son poëme intitulé le Czar Pierre Ier ; voyez lettre 6117.
  7. Quinault.
  8. Bernard.