Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 6106

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 59-61).

6106. — À M. LE COMTE D’AUTREY[1].
6 septembre.

Ce n’est donc plus le temps, monsieur, où les Pythagore voyageaient pour aller enseigner les pauvres Indiens. Vous préférez votre campagne à mes masures. Soyez bien persuadé que je mourrai très-affligé de ne vous avoir point vu. J’ai eu l’honneur de passer quelque temps de ma vie avec madame votre mère, dont vous avez tout l’esprit, avec beaucoup plus de philosophie.

Si j’avais pu vous posséder cette automne, vous auriez trouvé chez moi un philosophe[2] qui vous aurait tenu tête, et qui mérite de se battre avec vous ; pour moi, je vous aurais écoutés l’un et l’autre, et je ne me serais point battu ; j’aurais tâché seulement de vous faire une bonne chère plus simple que délicate. Il y a des nourritures fort anciennes et fort bonnes, dont tous les sages de l’antiquité se sont toujours bien trouvés. Vous les aimez, et j’en mangerais volontiers avec vous : mais j’avoue que mon estomac ne s’accommode point de la nouvelle cuisine. Je ne puis souffrir un ris de veau qui nage dans une sauce salée, laquelle s’élève quinze lignes au-dessus de ce petit ris de veau. Je ne puis manger d’un hachis composé de dinde, de lièvre, et de lapin, qu’on veut me faire prendre pour une seule viande[3]. Je n’aime ni le pigeon à la crapaudine, ni le pain qui n’a pas de croûte. Je bois du vin modérément, et je trouve fort étranges les gens qui mangent sans boire, et qui ne savent pas même ce qu’ils mangent.

Je ne vous dissimulerai pas même que je n’aime point du tout qu’on se parle à l’oreille quand on est à table, et qu’on dise ce qu’on a fait hier à son voisin, qui ne s’en soucie guère, ou qui en abuse : je ne désapprouve pas qu’on dise Benedicite ; mais je souhaite qu’on s’en tienne là, parce que si l’on va plus loin on ne s’entend plus ; l’assemblée devient cohue, et on se dispute à chaque service.

Quant aux cuisiniers, je ne saurais supporter l’essence de jambon, ni l’excès des morilles, des champignons, et de poivre et de muscade, avec lesquels ils déguisent des mets très-sains en eux-mêmes, et que je ne voudrais pas seulement qu’on lardât,

Il y a des gens qui vous mettent sur la table un grand surtout où il est défendu de toucher ; cela m’a paru très-incivil. On ne doit servir un plat à son hôte que pour qu’il en mange ; et il est fort injuste de se brouiller avec lui parce qu’il aura entamé un cédrat qu’on lui aura présenté. Et puis, quand on s’est brouillé pour un cédrat, il faut se raccommoder et faire une paix platrée, souvent pire que l’inimitié déclarée.

Je veux que le pain soit cuit au four, et jamais dans un privé. Vous auriez des figues au fruit, mais dans la saison.

Un souper sans apprêts, tel que je le propose, fait espérer un sommeil fort doux et fort plein, qui ne sera troublé par aucun songe désagréable.

Voilà, monsieur, comme je désirerais d’avoir l’honneur de manger avec vous. Je suis un peu malade à présent ; je n’ai pas grand appétit, mais vous m’en donneriez, et vous me feriez trouer plus de goût à mes simples aliments.

Mme Denis est très-sensible à l’honneur de votre souvenir. Elle est entièrement à mon régime. C’est d’ailleurs une fort bonne actrice ; vous en auriez été content dans une assez mauvaise pièce à la grecque, intitulée Oreste, et vous l’auriez écoutée avec plaisir, même à côté de Mlle Clairon. Conservez-moi au moins vos bontés, si vous me refusez votre présence réelle.

  1. Voyez la note 2, tome XLIII, page 484.
  2. Damilaville, qui était alors chez Voltaire.
  3. L’Eucharistie. C’est sur d’autres croyances ou cérémonies du christianisme que roule la plus grande partie de cette lettre. (B.)