Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5993


5993. — À M. ***.
conseiller au parlement de toulouse.
À Ferney, 19 avril.

Monsieur, je ne vous fais point d’excuse de prendre la liberté de vous écrire sans avoir l’honneur d’être connu de vous. Un hasard singulier avait conduit dans mes retraites, sur les frontières de la Suisse, les enfants du malheureux Calas ; un autre hasard y amène la famille Sirven, condamnée à Castres, sur l’accusation ou plutôt sur le soupçon du même crime qu’on imputait aux Calas.

Le père et la mère sont accusés d’avoir noyé leur fille dans un puits, par principe de religion. Tant de parricides ne sont pas heureusement dans la nature humaine ; il peut y avoir eu des dépositions formelles contre les Calas : il n’y en a aucune contre les Sirven. J’ai vu le procès-verbal, j’ai longtemps interrogé cette famille déplorable ; je peux vous assurer, monsieur, que je n’ai jamais vu tant d’innocence accompagnée de tant de malheurs : c’est l’emportement du peuple du Languedoc contre les Calas qui détermina la famille Sirven à fuir dès qu’elle se vit décrétée. Elle est actuellement errante, sans pain, ne vivant que de la compassion des étrangers. Je ne suis pas étonné qu’elle ait pris le parti de se soustraire à la fureur du peuple, mais je crois qu’elle doit avoir confiance dans l’équité de votre parlement.

Si le cri public, le nombre des témoins abusés par le fanatisme, la terreur, et le renversement d’esprit qui put empêcher les Calas de se bien défendre, firent succomber Calas le père, il n’en sera pas de même des Sirven. La raison de leur condamnation est dans leur fuite. Ils sont jugés par contumace, et c’est à votre rapport, monsieur, que la sentence a été confirmée par le parlement.

Je ne vous cèlerai point que l’exemple des Calas effraye les Sirven, et les empêche de se représenter. Il faut pourtant ou qu’ils perdent leur bien pour jamais, ou qu’ils purgent la contumace, ou qu’ils se pourvoient au conseil du roi.

Vous sentez mieux que moi combien il serait désagréable que deux procès d’une telle nature fussent portés dans une année devant Sa Majesté ; et je sens, comme vous, qu’il est bien plus convenable et bien plus digne de votre auguste corps que les Sirven implorent votre justice. Le public verra que si un amas de circonstances fatales a pu arracher des juges l’arrêt qui fit périr Calas, leur équité éclairée, n’étant pas entourée des mêmes pièges, n’en sera que plus déterminée à secourir l’innocence des Sirven.

Vous avez sous vos yeux toutes les pièces du procès : oserais-je vous supplier, monsieur, de les revoir ? Je suis persuadé que vous ne trouverez pas la plus légère preuve contre le père et la mère ; en ce cas, monsieur, j’ose vous conjurer d’être leur protecteur.

Me serait-il permis de vous demander encore une autre grâce ? c’est de faire lire ces mêmes pièces à quelques-uns des magistrats vos confrères. Si je pouvais être sûr que ni vous ni eux n’avez trouvé d’autre motif de la condamnation des Sirven que leur fuite ; si je pouvais dissiper leurs craintes, uniquement fondées sur les préjugés du peuple, j’enverrais à vos pieds cette famille infortunée, digne de toute votre compassion : car, monsieur, si la populace des catholiques superstitieux croit les protestants capables d’être parricides par piété, les protestants croient qu’on veut les rouer tous par dévotion, et je ne pourrais ramener les Sirven que par la certitude entière que leurs juges connaissent leur procès et leur innocence. J’aurais le bonheur de prévenir l’éclat d’un nouveau procès au conseil du roi, et de vous donner en même temps une preuve de ma confiance en vos lumières et en vos bontés. Pardonnez cette démarche que ma compassion pour les malheureux et ma vénération pour le parlement et pour votre personne me font faire du fond de mes déserts.

J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, votre, etc.