Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5992

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 534-536).
5992. — À M.  ÉLIE DE BEAUMONT.
À Ferney, 19 avril.

Protecteur de l’innocence, vainqueur du fanatisme, homme né pour le bonheur des hommes, je crois que vous avez toutes les pièces nécessaires pour agir en faveur de la pauvre famille Sirven, que vous voulez bien prendre sous votre protection. Vous avez, je crois, an bas de la sentence du juge du village, l’extrait de l’arrêt du parlement de Toulouse, authentiquement certifié sur papier timbré. Vous savez que ces arrêts par contumace s’appellent délibération dans la langue de oc, et ce mot délibération doit se trouver au bout de votre pancarte. Sirven a perdu, par cette aventure, tout son bien, qui consistait dans un fonds de dix-neuf mille francs, outre quinze cents livres de rentes nettes que lui valait sa place. Voilà toute une famille expatriée, converte d’opprobre, et réduite à la plus cruelle misère. Le procès qu’on lui a fait me paraît absurde, l’enlèvement de sa fille affreux, la sentence un attentat contre la justice et contre la raison. S’il s’agissait de comparaître devant tout autre tribunal que celui de Toulouse, j’enverrais cette malheureuse famille se remettre à la discrétion de ses juges naturels ; mais je crains que les juges de Toulouse ne soient plus ulcérés que corrigés. Qui peut répondre que sept ou huit têtes échauffées ne se vengeront pas sur les Sirven du triomphe que vous avez procuré aux Calas ? J’attends votre décision. Je voudrais que vous pussiez sentir à quel point je vous révère, je vous admire et je vous aime.

Mille respects à votre digne compagne.

P. S. Je reçois dans ce moment, monsieur, votre lettre pour moi, et le paquet pour les Sirven. Je vais envoyer chercher cet infortuné père. Son malheur ne lui a peut-être pas laissé assez de netteté dans l’esprit pour répondre catégoriquement à toutes les questions que vous pourrez lui faire. Nous tâcherons cependant de vous fournir des éclaircissements. Quelque tournure que prenne cette affaire, elle ajoutera bien des fleurons à votre couronne.

Vous êtes trop bon d’avoir bien voulu répondre au petit mémoire à consulter sur une maison. Je vous en remercie tendrement. L’affaire fut accommodée dès que j’eus envoyé mon mémoire. Les juifs qui faisaient, ces étranges difficultés n’osèrent pas les soutenir, et les principaux intéressés n’ont pas balancé un moment à faire tout ce qui était convenable. Votre nom est tellement en vénération dans ce pays-ci qu’on n’oserait pas faire une chose désapprouvée par vous.