Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5974

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 517-518).

5974. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
3 avril.

Pourquoi faut-il que de mes deux anges il y en ait toujours un qui tousse ? Permettez-moi de consulter Tronchin sur cette toux. Il n’y aurait qu’à en faire l’histoire, et sur cette histoire Tronchin donnerait ses conclusions.

J’envoie à mes anges une autre sorte d’histoire, dont il y a aussi de bonnes conclusions à tirer. Feu M. l’abbé Bazin était un bon chrétien qui n’était point superstitieux : il laisse entrevoir modestement que les Juifs étaient une nation des plus nouvelles, et qu’ils ont pris chez les autres peuples toutes leurs fables et toutes leurs coutumes. Ce coup de poignard, une fois enfoncé avec tout le respect imaginable, peut tuer le monstre de la superstition dans le cabinet des honnêtes gens, sans que les sots en sachent rien.

Mes anges sont suppliés de faire part à frère Damilaville des pilules qui leur ont été apportées par un Suédois et par deux Suisses. Ces pilules, quoique condamnées par les charlatans, font beaucoup de bien à un malade raisonnable.

Messieurs du parlement de Toulouse ne paraissent pas être du nombre de ces derniers. Mes anges sont instruits sans doute que ces messieurs s’assemblèrent[1], le 20 de mars, pour rédiger des remontrances tendant à demander ou ordonner que tous ceux qu’ils auront fait rouer soient désormais déclarés bien roués, et que surtout on maintienne la belle procession annuelle[2] dans laquelle on remercie Dieu, en masque, du sang répandu de trois à quatre mille citoyens, il y a quelque deux cents ans. De plus, messieurs ont défendu, sous des peines corporelles, d’afficher l’arrêt qui justifie les Calas ; messieurs paraissent opiniâtres.


Peut-être je devrais, plus humble en ma misère,
Me souvenir du moins que je parle à leur frère[3].


Mais ce frère[4] appartient à l’humanité avant d’appartenir à messieurs.

Si la réponse du roi au parlement de Bretagne est telle qu’on la trouve dans les papiers publics, il paraît que la cour sait quelquefois réprimer messieurs ; il paraît aussi que le public commence à se lasser de cette démocratie. Ce public brise souvent ses idoles, et, au bout de quelques mois, il arrive que les applaudissements se tournent en sifflets. (Ceci soit dit en passant.)

Je remercie bien humblement mes anges de leur passe-port, et je les supplie de vouloir bien dire à M. le duc de Praslin combien je suis touché de ses bontés.

Je trouve que la gratification ou pension[5] que l’on demandait au roi pour ces pauvres Calas tarde beaucoup à venir : c’est ce qui m’a déterminé à leur conseiller de faire pressentir monsieur le vice-chancelier et monsieur le contrôleur général sur la prise à partie, afin de ne point indisposer ceux de qui cette pension dépend ; mais je peux me tromper, et je m’en rapporte à mes anges, qui voient les choses de plus près et beaucoup mieux que moi.

Je ne peux pas dicter davantage, car je n’en peux plus. Je me meurs avec la folie de planter et de bâtir, et avec le chagrin de n’avoir pas vu mes anges depuis douze ans.

  1. Voyez la note 3, page 507.
  2. Celle du 17 mai ; voyez tome XXV, page 20.
  3. Mirhridate, acte I, scène ii.
  4. D’Argental était conseiller d’honneur, ou honoraire, au parlement de Paris.
  5. Voyez lettre 5990.