Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5960

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 503-504).

5960. — À M.  D’ALEMBERT.
25 mars.

Mon cher philosophe, utile et agréable au monde, sachez que votre ouvrage est comme vous, et qu’aucun enfant n’a jamais si bien ressemblé à son père. Sachez que dès qu’il parut dans Genève entre les mains de quelques amis, tous dirent : « Il écrit comme il parle ; le voilà, je crois l’entendre. » Quand on l’avait lu, on le relisait ; on en cite tous les jours des passages. J’écrivis à mon ami M. de Cideville que je le croyais déjà répandu à Paris ; je lui parlai du plaisir qu’il aurait à le lire, et je lui recommandai dans deux lettres consécutives[1] de ne vous point nommer, précaution, entre nous, fort inutile : il est impossible qu’on ne vous devine pas à la seconde page. Vous aurez à la fois le plaisir de jouir du succès le plus complet, et de nier que vous ayez rendu ce service au public, devant les fripons et les sots, qui ne méritent pas même la peine que vous prenez de vous moquer d’eux.

Je suis très-fâché de n’avoir point encore appris que le roi ait dédommagé les Calas. Ou roue un homme plus vite qu’on ne lui donne une pension. Vous avez bien raison dans ce que vous dites du style des avocats ; ils n’ont jamais su combien la déclamation est l’opposé de l’éloquence, et combien les adjectifs affaiblissent les substantifs, quoiqu’ils s’accordent en genre, en nombre, et en cas ; mais, après tout, les raisons que frère Beaumont a détaillées sont fortes et concluantes ; il y a de la chaleur, et le public reste convaincu de l’innocence des Calas, quod erat demonstrandum. Tout ce que je demande au ciel, c’est que le parlement de Toulouse casse l’arrêt souverain des maîtres des requêtes. Je ne me souviens plus quel était l’honnête homme qui priait Dieu tous les matins que ses ennemis fissent des sottises. Le fanatisme commence à être en horreur d’un bout de l’Europe à l’autre. Figurez-vous qu’un grand seigneur espagnol, que je ne connais point, s’avise de m’écrire une lettre tout à fait antifanatique, pour me demander des armes contre le monstre, en dépit de la sainte Hermandad.

Jean-Jacques est devenu entièrement fou ; il s’était imaginé qu’il bouleverserait sa chère patrie, que je corrompais, dit-il, en donnant chez moi des spectacles[2] ; il n’a pas mieux réussi en qualité de boute-feu qu’en qualité de charlatan philosophe. Tout ce qu’il a gagné, c’est d’être en horreur à tous les honnêtes gens de son pays : ce qui, joint à des carnosités et des sophismes, ne fait pas une situation agréable.

Est-il vrai qu’Helvétius est à Berlin ? Il me paraît que le réquisitoire composé par Abraham Chaumeix lui a donné une paralysie sur les trois doigts avec lesquels on tient la plume. Est-ce qu’il ne savait pas qu’on peut mettre l’inf… en pièces sans graver son nom sur le poignard dont on la tue ?

Mme  Denis vous embrasse de tout son cœur, et moi aussi.

  1. Voltaire recommande le secret à Cideville seulement dans sa lettre du 20 mars, mais non dans celle du 4 février. S’il ne se trompe pas ici, il y a une lettre de perdue. (B.)
  2. Voyez sa lettre du 17 juin 1760, tome XL, page 423.