Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5958

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 501-502).

5958. — À M.  DAMILAVILLE.
23 mars.

Mon cher frère, voici les ordres que le dieu d’Épidaure signifie à vos amygdales. Portez-vous bien, et jouissez de la force d’Hercule pour écraser l’hydre.

Je suis affligé de n’avoir point encore appris que le roi ait honoré d’une pension l’innocence des Calas.

Vous devez avoir reçu le Mémoire des Sirven[1]. Rien n’est plus clair ; leur innocence est plus palpable que celle des Calas. Il y avait du moins contre les Calas des sujets de soupçon, puisque le cadavre du fils avait été trouvé dans la maison paternelle, et que le père et la mère avaient nié d’abord que ce malheureux se fût pendu : mais ici on ne trouve pas le plus léger indice. Que d’horreurs, juste ciel ! on enlève une fille à son père et à sa mère, on la fouette, on la met en sang pour la faire catholique ; elle se jette dans un puits, et son père, sa mère, et ses sœurs, sont condamnés au dernier supplice !

On est honteux, on gémit d’être homme, quand on voit que d’un côté on joue l’opéra-comique, et que de l’autre le fanatisme arme les bourreaux. Je suis à l’extrémité de la France, mais je suis encore trop près de tant d’abominations.

Est-il vrai qu’Helvétius est parti pour la Prusse ? Du moins ne brûlera-t-on pas ses livres dans ce pays-là.

La destruction est-elle enfin entre les mains du public ? À bon entendeur salut doit être la devise de ce petit livre. Je doute que le Pyrrhonien raisonnable fasse une grande fortune, quoique l’auteur ait beaucoup d’esprit[2].

Il y a une petite brochure contre Racine et Boileau[3] qui ne peut être faite que par un sot, ou du moins par un homme sans goût ; et cependant je voudrais bien l’avoir.

Je ne sais ce que c’est que l’Homme de la campagne. Il y a dans Genève des Lettres de la campagne auxquelles Jean-Jacques a répondu par des Lettres de la montagne. C’est un procès qui n’est intéressant que pour des Genevois. Pour l’Homme de la campagne, si c’est une satire contre ceux qui se sont retirés du monde, la satire a tort. Les ridicules et les crimes ne sont que dans les villes.

Quand vous verrez l’enchanteur Merlin, faites-lui mes remerciements : je viens de recevoir les Contes moraux de frère Marmontel. J’attends pour les lire que j’aie répondu à deux cents lettres, et que mon cœur soit un peu dégonflé de la joie inexprimable que m’ont donnée quarante maîtres des requêtes.

Adieu, mon cher frère.

  1. Voyez la note 4, page 489.
  2. Le comte d’Autrey ; voyez page 484.
  3. Les Observations sur Boileau, Racine, etc., par d’Açarq, sont de 1770. Je pense que Voltaire veut parler de la Lettre sur Corneille et Racine, par L.-B. Simon, qui est de 1758, in-12. (B.)