Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5941

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 488-490).

5941. — À M. DAMILAVILLE.
15 mars.

Que vous avez une belle âme, mon cher frère ! Au milieu des soins que vous vous donnez pour les Calas, vous portez votre sensibilité sur les Sirven. Que n’avons-nous à la tête du gouvernement des cœurs comme le vôtre ! Par quel aveuglement funeste peut-on souffrir encore un monstre qui depuis quinze cents ans déchire le genre humain, et qui abrutit les hommes quand il ne les dévore pas !

M. d’Argental doit recevoir, dans quelques jours, deux paquets de mort aux rats qui pourront au moins donner la colique à l’inf… ; il doit partager la drogue avec vous[1].

Je crois qu’en effet il ne sera pas mal de publier la lettre qu’un certain V… vous a écrite sur les Calas et les Sirven[2] ; cela pourra préparer les esprits, et on verra ce qu’on pourra faire avec M. d’Argental. Monsieur le premier président[3] de Toulouse est très-bien disposé : il s’agira de voir si monsieur le vice-chancelier[4] voudra qu’on ôte à ce parlement une affaire qui lui ressortit de plein droit. Les Sirven ont été condamnés à Castres : s’ils vont à Toulouse, n’est-il pas à craindre que des juges irrités ne fassent rouer, pendre, brûler ces pauvres Sirven pour se venger de l’affront que la famille Calas leur a fait essuyer ?

Je ferai un mémoire[5] que je vous enverrai ; mais ces Sirven sont bien moins instruits des procédures faites contre eux que ne l’étaient les Calas. Ils ne savent rien, sinon qu’ils ont été condamnés, et qu’ils ont perdu tout leur bien. D’ailleurs, n’étant jugés que par contumace, je ne vois pas comment on pourrait faire pour les soustraire à leurs juges naturels.

Le procédé de M. de Beaumont m’inspire de la vénération : son nom d’Élie[6] me fait soupçonner qu’il n’est point d’une famille papiste, et la générosité de son âme me persuade qu’il est un de nos frères. Laissons juger les Calas, ne troublons pas actuellement leur triomphe par une nouvelle guerre. Je me flatte bien que vous m’apprendrez[7] le plein succès auquel je m’attends ; ou verra, immédiatement après, ce qu’on pourra faire pour les Sirven. Ce sera une belle époque pour la philosophie qu’elle seule ait secouru ceux qui expiraient sous le glaive du fanatisme. Remarquez, mon cher frère, qu’il n’y a pas eu un seul prêtre qui ait aidé les Calas : car, Dieu merci, l’abbé Mignot n’est pas prêtre.

Voulez-vous bien faire parvenir le petit billet ci-joint à la veuve Calas[8] ?

Adieu, mon cher frère ; vous êtes un homme selon mon cœur ; votre zèle est égal à votre raison ; je hais les tièdes. Écr. l’inf…, écr. l’inf…, vous dis-je. Je vous embrasse de toutes mes pauvres forces.

  1. Nous retranchons ici deux phrases qui se retrouvent dans une lettre postérieure. Tout cela n’est qu’un assemblage de billets défigurés, et qui ne sont pas à leur date. Ce qui suit, par exemple, doit être du commencement de mars. (G. A.)
  2. La lettre à Damilaville du 1er mars, n° 5929.
  3. De Bastard.
  4. Maupeou ; voyez tome XXV, page 107.
  5. Je n’ai pu me procurer ce mémoire, dont Voltaire reparle comme d’un ouvrage fait, dans ses lettres des 23 et 27 mars ; à moins que ce ne soit l’Avis au public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven, qui toutefois ne parut qu’en 1766. (B.) — Voyez tome XXV, page 517.
  6. Élie est un prénom juif, mais c’est aussi un prénom catholique ; c’était le nom de famille de l’avocat Élie de Beaumont, qui était catholique.
  7. Il l’apprit le jour même qu’il écrivait cette lettre, ou le lendemain.
  8. On n’a pus ce billet.