Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5952

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 496-498).
5952. — À M. DE CIDEVILLE.
À Ferney, 20 mars.

Vous étiez donc à Paris, mon cher ami, quand le dernier acte de la tragédie des Calas a fini si heureusement[1]. La pièce est dans les règles ; c’est, à mon gré, le plus beau cinquième acte qui soit au théâtre. Toutes les pièces sont actuellement à l’honneur de la France[2] : les maires heureusement réussissent mieux que les capitouls. Le rôle d’Élie de Beaumont est bien beau.

On va donner pour petite pièce la Destruction des Jésuites[3]. Je ne sais si M. d’Alembert en est l’auteur ; et certainement, s’il ne veut pas l’être, il ne faut pas qu’il le soit. Mais il est venu chez nous, ce brave M. d’Alembert ; et tous ceux qui ont eu le plaisir de l’entendre disent : Le voilà, c’est lui ; cela est écrit comme il parle. Pour moi, je veux bien croire que ce n’est pas lui ; mais je voudrais bien savoir quel homme a pris son style, sa philosophie, sa gaieté, et qui partage avec lui l’héritage de Plaise Pascal, au jansénisme près. Il me paraît, à l’analyse que vous me faites, que vous avez le nez fin ; je gagerais que vous avez raison dans tout ce que vous me dites. On dit que le temps est le seul bon juge ; mais le temps ne décide que d’après des gens comme vous.

Je sais bon gré au président Hénault de n’avoir point parlé de la minutie concernant les bourgeois de Calais. Il est bien clair qu’Edouard III n’avait nulle envie de les faire pendre, puisqu’il leur donna à tous de belles médailles d’or. Au reste, je suis très-aise pour la France, et pour l’auteur, qui est mon ami, que le Siège de Calais ait un si grand succès ; et je souhaite que la pièce soit jouée aussi longtemps que le siège a duré.

Jean-Jacques Rousseau mérite un peu, à ce qu’on dit ici, l’aventure dont Edouard III semblait menacer les six bourgeois de Calais ; mais il ne mérite point les médailles d’or. Le prétendu philosophe ne joue que le rôle d’un brouillon et d’un délateur. Il a cru être Diogène, et à peine a-t-il l’honneur de ressembler à son chien. Il est en horreur ici.

On dit que messieurs du canton de Schwitz ont fait d’énormes insolences contre le roi ; ces petits cantons-là sont un peu du xive siècle. Je ne vous dis, mon cher ami, que des nouvelles de Suisse ; vous m’en donnez du séjour des agréments ; on ne peut donner que ce qu’on a. Ma petite chaumière de Ferney est tranquille au milieu de tous ces orages. Je bâtis sur le bord du tombeau, mais je jouis au moins du plaisir de faire pour Mme Denis un château qui vaut mieux que les petits cantons ; elle vous fait mille compliments. Buvez à ma santé, je vous en prie, avec Cicéron de Beaumont et Roscius Garrick. Adieu ; ma tendre amitié ne finira qu’avec ma vie. V.

  1. Le jugement souverain du 9 mars 1765.
  2. Allusion à la tragédie du Siège de Calais, par de Belloy, où le maire de Calais est un des principaux personnages.
  3. Sur la Destruction des jésuites, opuscule de d’Alembert, 1765, in-12.