Correspondance de Voltaire/1765/Lettre 5923

Correspondance : année 1765GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 466-467).

5923. — À M. BERGER[1].
À Ferney, 25 février.

J’ai été touché, monsieur, de votre lettre du 12 de février. On m’a dit que vous êtes dévot ; cependant je vous vois de la sensibilité et de l’honnêteté.

Vous m’apprenez que vous avez été taillé de la pierre, il y a douze ans ; je vous félicite de vivre, si vous trouvez la vie plaisante. J’ai toujours été affligé que, dans le meilleur des mondes possibles, il y eût des cailloux dans les vessies, attendu que les vessies ne sont pas plus faites pour être des carrières que des lanternes ; mais je me suis toujours soumis à la Providence. Je n’ai point été taillé ; mais j’ai eu et j’ai ma bonne dose de mal en autre monnaie. Chacun la sienne : il faut savoir mourir et souffrir de toutes façons.

Vous me mandez qu’on a imprimé je ne sais quelles lettres[2] que je vous écrivis il y a plus de trente années : vous m’apprenez qu’elles étaient tombées entre les mains d’un nommé Vauger, qui n’en peut répondre, attendu qu’il est mort. Si ces lettres ont été son seul héritage, je conseille aux hoirs de renoncer à la succession. J’ai lu ce recueil, je m’y suis ennuyé ; mais j’ai assez de mémoire, dans ma soixante et douzième année, pour assurer qu’il n’y a pas une seule de ces lettres qui ne soit falsifiée. Je défie tous les Vauger, morts ou vivants, et tous les éditeurs de rapsodies, de montrer une seule page de ma main qui soit conforme à ce que l’on a eu la sottise d’imprimer.

Il y a environ cinquante ans qu’on est en possession de se servir de mon nom. Je suis bien aise qu’il ait fait gagner quelque chose à de pauvres diables : il faut que le pauvre diable vive ; mais il faudrait au moins qu’il me consultât pour gagner son argent plus honnêtement. Vous m’apprenez, monsieur, que l’auteur de l’Année littéraire a fait usage de ces lettres ; mais vous ne me dites pas quel usage, et si c’est celui qu’on fait ordinairement de ses feuilles. Tout ce que je peux vous répondre, c’est que je n’ai jamais lu l’Année littéraire, et que je suis trop propre pour en faire usage.

Vous craignez que l’impression de ces chiffons ne me fasse mourir de chagrin. Rassurez-vous : j’ai de bons parents qui ne m’abandonnent pas dans ma vieillesse décrépite. Mlle Corneille, bien mariée, et devenue ma fille, a grand soin de moi. J’ai dans ma maison un jésuite qui me donne des leçons de patience : car, si j’ai haï les jésuites lorsqu’ils étaient puissants et un peu insolents, je les aime quand ils sont humiliés. Je ne vois d’ailleurs que des gens heureux : cela ragaillardit. Mes paysans sont tous à leur aise : ils ne voient jamais d’huissiers avec des contraintes. J’ai bâti, comme M. de Pompignan, une jolie église où je prie Dieu pour sa conversion et celle de Catherin Fréron. Je le prie aussi qu’il vous inspire la discrétion de ne plus laisser prendre de copies infidèles des lettres qu’on vous écrit. Portez-vous bien. Si je suis vieux, vous n’êtes pas jeune. Je vous pardonne de tout mon cœur votre faiblesse, j’ai pardonné dans d’autres[3] jusqu’à l’ingratitude. Il n’y a que la méchanceté orgueilleuse et hypocrite qui m’a quelquefois ému la bile ; mais à présent rien ne me fait de la peine que les mauvais vers qu’on m’envoie quelquefois de Paris. J’ai l’honneur d’être, comme il y a trente ans, monsieur, votre, etc.

  1. Cette lettre a été réimprimée dans le Dernier Volume des œuvres de Voltaire, avec la date fausse de 1763 et de très-légères variantes.
  2. Lettres secrètes de M. de Voltaire ; voyez tome XXV, page 579.
  3. Dans d’autres est la leçon du Dernier Volume, et il y a à d’autres dans Beuchot.