Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5859

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 413-414).

5859. — À M. DUPONT.
À Ferney, 29 décembre.

J’ai donc, mon cher ami, lâché mes filets en votre nom ; et quoique je n’aie point reçu de vos nouvelles, j’envoie aujourd’hui le complément des quatre-vingt mille livres en or, à l’adresse de M. Jean Maire, par le coche de Genève et de Berne, à Strasbourg.

Je suppose, mon cher ami, que vous avez fait faire à M. Jean Maire le contrat en la meilleure forme possible, et que jamais les héritiers de M. le duc de Wurtemberg ne pourront inquiéter les miens. Je crois même que M. le prince Louis de Wurtemberg, malgré tous ses refus formels et réitérés d’accéder au traité, le ratifierait s’il était jamais souverain ; il ne voudrait pas sans doute trahir l’honneur de sa maison pour un si petit objet. D’ailleurs, il me paraît que la dette est très-assurée sur les terres de France, qui ne sont point sujettes à substitution. Je m’imagine que le contrat est en chemin, tandis que mon argent est au coche.

Je crois que vos jésuites voyagent par le coche aussi, mais avec moins d’argent. J’ai besoin de deux ou trois bouviers dans ma terre ; si vous pouvez m’envoyer le Père Kroust et deux de ses compagnons, je leur donnerai de bons gages ; et si au lieu du métier de bouvier ils veulent servir de bœufs, cela serait égal. Je trouve les parlements très-avisés d’avoir su enfin employer les gens aux fonctions qui leur conviennent. Je me souviendrai toute ma vie que vous m’avez dit qu’un maraud de jésuite, nommé Aubert, fit brûler Bayle dans le marché de Colmar. Ne sauriez-vous point où cet Aubert est enterré ? Il faudrait au moins exhumer et pendre son cadavre. Il faut espérer que la philosophie reprendra un peu le dessus, puisqu’elle est délivrée de ses plus grands ennemis. Je sais bien qu’elle en a encore, mais ils sont disperses et désunis ; rien n’était si dangereux qu’une société de fanatiques gouvernés par des fripons, et s’étendant de Rome à la Chine.

Vous avez vu sans doute les derniers édits ; ils sont un peu obscurs : le parlement, en les enregistrant, donne de bons avis au roi, et lui recommande d’être économe. Je prie le conseil souverain d’Alsace d’en dire autant à M. le duc de Wurtemberg. Me voilà intéressé à le voir le prince le plus sage de l’Allemagne.

Je vous embrasse bien tendrement, mon cher ami.


Voltaire.