Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5831

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 386-387).
5831. — À M.  L’ABBÉ D’OLIVET.
Aux Délices, 27 novembre.

Mon cher maître, non agitur de verbis, sed rebus. Je veux que vous me disiez nettement si vous avez rien vu de plus mauvais que ce testament tant vanté par La Bruyère[1]. Je sais très-bien qu’un grand ministre peut faire un détestable ouvrage, même en politique. Il ne faut pas être un grand génie pour faire couper le cou au maréchal de Marillac, après l’avoir fait juger à Ruel par des fripons en robe vendus à la faveur. Cartouche en aurait fait autant. Mais pour écrire sur les finances et sur le commerce, on a besoin de connaissances que le cardinal de Richelieu ne pouvait avoir. Je tiens qu’il n’en savait pas assez pour débiter toutes les bêtises qu’on lui attribue.

Au reste, mon cher maître, condamnez-moi si vous voulez sur inconvenance et marginer[2] ; j’aime ces deux mots, qui sont expressifs, et qui nous sauvent d’une circonlocution. Inconvenance n’est pas disconvvenance ; on entend par disconvenance des choses qui ne se conviennent pas l’une avec l’autre ; et j’entends par inconvenance des choses qu’il ne convient pas de faire. Vous direz que je suis bien hardi ; je vous répondrai qu’il faut l’être quelquefois.

Vivez, vous dis-je ; moquez-vous de tout ; vous êtes plus jeune que moi, car vous avez des yeux, et je n’en ai plus. Mme  Denis se souvient toujours de vous avec bien de l’amitié ; elle vous fait mille compliments. Nous menons une vie agréable et tranquille avec l’héritière du nom de Corneille et un de vos jésuites défroqués, nommé Adam, qui nous dit tous les dimanches la messe, que je n’entends jamais, et à laquelle il n’entend rien, non plus que vous. Vivent Cicéron et Virgile ! Vive, vale.

  1. Discours prononcé à l’Académie française le 15 juin 1693, deuxième alinéa.
  2. Voyez tome XXV, pages 298 et 287.