Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5788

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 344-345).

5788. — À M.  D’ALEMBERT.
12 octobre.

Mon cher philosophe, on ne peut pas toujours rire ; il faut cette fois-ci que je vous écrive sérieusement. Il est très-certain que la persécution s’armerait de ses feux et de ses poignards si le livre en question lui était déféré. On en a déjà parlé au roi comme d’un livre dangereux, et le roi en a parlé sur ce ton au président Hénault. On me l’attribue ; et on peut agir contre moi-même aussi bien que contre le livre.

Il est très-vrai que cet ouvrage est de plusieurs mains. L’article Apocalypse est tout entier d’un M, Abauzit[1], si vanté par Jean-Jacques ; je crois vous l’avoir déjà dit[2]. Je crois aussi vous avoir mandé, et que vous savez d’ailleurs, que M. Abauzit est le patriarche des ariens de Genève. Son Traité sur l’Apocalypse court depuis longtemps en manuscrit chez tous les adeptes de l’arianisme. En un mot, il est public que l’article Apocalypse est de lui.

Messie est tout entier de M. Polier[3], premier pasteur de Lausanne, Il envoya ce morceau avec plusieurs autres à Briasson, qui doit avoir encore l’original ; il était destiné à l’Encyclopédie.

Enfer est en partie de l’évêque de Glocester, Warburton.

Idolâtrie doit encore être chez Briasson, ou entre les mains de Diderot, et fut envoyé pour l’Encyclopédie.

Il y a des pages entières copiées presque mot pour mot des Mélanges de littérature qu’on a imprimés sous mon nom.

Il est donc évident que le Dictionnaire philosophique est de plusieurs mains. Quelques personnes ont rassemblé ces matériaux, et je puis y avoir eu quelque part ; c’était uniquement dans la vue de tirer une famille nombreuse de la plus affreuse misère. Le père avait une mauvaise imprimerie : il a imprimé détestablement ; mais on fait en Hollande une édition très-jolie qu’on dit fort augmentée, et qu’on espère qui sera correcte. Si vous vouliez fournir un ou deux articles, vous embelliriez le recueil, vous le rendriez utile, et on vous garderait un profond secret.

Une main comme la vôtre doit servir à écraser les monstres de la superstition et du fanatisme ; et quand on peut rendre ce service aux hommes sans se compromettre, je crois qu’on y est obligé en conscience. J’ose vous demander ce petit travail comme une grande grâce, et je vous demande le reste comme une justice. Rien n’est plus vrai que tout ce que je vous ai dit sur le Dictionnaire philosophique. Votre voix est écoutée ; et quand vous direz que ce recueil est de plusieurs mains différentes, non-seulement on vous croira, mais on verra que ce n’est pas un seul homme qui attaque l’hydre du fanatisme ; que des philosophes de différents pays et de différentes sectes se réunissent pour le combattre. Cette réflexion même sera utile à la cause de la raison, si indignement persécutée par des fripons ignorants, si lâchement abandonnée par la plupart de ses partisans, mais qui à la fin doit triompher.

Dites-moi, je vous en prie, si ce n’est pas Diderot qui est l’auteur d’un livre singulier intitulé De la Nature[4]. Adieu, mon cher philosophe ; défendez la cause de la vérité et celle de votre ami. Quelle plus belle et plus juste pénitence pouvez-vous faire de ces deux cruelles lignes qui vous sont échappées contre Pierre Bayle ? et de qui attendrons-nous quelque consolation, si ce n’est de nos frères, et d’un frère tel que vous ?

  1. Voyez la note, tome XXVI, page 567.
  2. Il ne l’avait pas encore dit.
  3. Voyez la note, tome XX, pagre 62.
  4. Voyez la note tome XLI, page 547.