Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5777

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 332-333).

5777. — À M.  D’ALEMBERT.
2 octobre.

Premièrement, mon cher et grand philosophe, je vous conjure encore d’affirmer, sur votre part de paradis, que votre frère n’a nulle part au Portatif : car votre frère jure et ne parie pas que jamais il n’a composé cette infamie, et il faut l’en croire, et il ne faut pas que les frères soient persécutés. Ce n’est point le mensonge officieux que je propose à mon frère, c’est la clameur officieuse, le service essentiel de bien dire que ce livre, renié par moi, n’est point de moi ; c’est de ne pas armer la langue de la calomnie et la main de la persécution. Ce livre est divin, à deux ou trois bêtises près qui s’y sont glissées :


· · · · · · · · · · · · · · · Quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura.

(Hor., de Art. poet., v. 352.)


Mais je jure par Sabaoth et Adonaï, quia[1] non sum auctor hujus libri. Il ne peut avoir été écrit que par un saint inspiré du diable : car il y a du moral et de l’infernal.

Mon second point, c’est que je suis tombé aujourd’hui sur l’article Dictionnaire en votre Encyclopédie. J’ai vu avec horreur ce que vous dites de Bayle : « Heureux s’il avait plus respecté la religion et les mœurs ! » ou quelque chose d’approchant[2]. Ah ! que vous m’avez contristé ! Il faut que le démon de Jurieu[3] vous ait possédé dans ce moment-là. Vous devez faire pénitence toute votre vie de ces deux lignes. Ou auriez-vous dit de plus de Spinosa et de La Fontaine ? Que ces lignes soient baignées de vos larmes ! Ah, monstres ! ah, tyrans des esprits ! quel despotisme affreux vous exercez, si vous avez contraint mon frère à parler ainsi de notre père.

Ut ut est, je vous demande en grâce, mon cher philosophe, que je ne sois jamais l’auteur de ce Portatif[4] ; c’est une rapsodie. un recueil de plusieurs morceaux détachés de plusieurs auteurs. Je sais à quel point on est irrité contre ce livre. Les Fréron et les Pompignan crient qu’il est de moi, et par conséquent les gens de bien doivent crier qu’il n’en est pas. On ne peut ni vous estimer ni vous aimer plus que je fais.

N. B. J’apprends dans ce moment que les orages s’élèvent contre le Portatif. La chose est très-sérieuse. L’ouvrage est d’un nommé Dubut, proposant, lequel n’a jamais existé ; mais pourquoi me l’imputer ?

  1. Locution de la Bible : on lit dans Matthieu, v, 22 : « Ego autem dico vobis quia omnis qui irascitur, etc. »
  2. Le Dictionnaire de Bayle y était appelé un ouvrage que l’auteur aurait rendu infiniment estimable en supprimant ce qui peut blesser la religion et les mœurs. D’Alembert, en reproduisant son article dans les Mélanges de littérature, etc., y supprima ce qu’il disait de Bayle.
  3. Ennemi de Bayle ; voyez tome XIV, page 38 ; et tome IX, le troisième des Discours sur l’Homme.
  4. Le Dictionnaire philosophique portatif.