Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5770

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 326-327).

5770. — À MADAME D’ÉPINAI.
25 septembre.

Un de nos frères, madame, que je soupçonne être le prophète bohémien[1], m’a écrit une belle lettre par laquelle il veut quelques exemplaires d’un livre diabolique[2], auquel je serais bien fâché d’avoir la moindre part. Ma conscience même serait alarmée de contribuer au débit de ces œuvres de Satan ; mais comme il est très-doux de se damner pour vous, madame, et surtout avec vous, il n’y a rien que je ne fasse pour votre service. Je fais chercher quelques exemplaires à Genève : ces hérétiques les ont tous fait enlever avec avidité. La ville de Calvin est devenue la ville des philosophes ; il ne s’est jamais fait une si grande révolution dans l’esprit humain qu’aujourd’hui. C’est une chose étonnante que presque tout le monde commence à croire qu’on peut être honnête homme sans être absurde ; cela me fait saigner le cœur.

Je vous prie, madame, de me recommander aux prières des frères. Je prie Dieu continuellement pour eux comme pour vous, et pour la propagation du saint Évangile. Vous savez qu’Esculape-Tronchin va inoculer les parlements[3], tandis que vos Welches condamnent l’inoculation. Il n’y a, révérence parler, parmi les Welches que nos frères qui aient le sens commun. Vous, madame, qui joignez à ce sens commun les grâces et l’esprit, vous êtes Française et nullement Welche ; et moi, madame, je suis à vos pieds pour toute ma vie.

  1. Grimm, auteur du Petit Prophète de Boehmischbroda, 1753, in-8o.
  2. Le Dictionnaire philosophique.
  3. Tronchin devait sans doute inoculer quelque personne d’une famille parlementaire.