Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5769

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 324-326).

5769. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
25 septembre.

Je ne manque jamais de faire lire au petit prêtre les ordres célestes des anges ; il a dévoré le dernier mandat, et voici comme il m’a parlé :

J’avais déjà travaillé conformément à leurs idées, de sorte que les derniers ordres ne sont arrivés qu’après l’exécution des premiers. On trouvera des prêtres plus savants, mais non de plus dociles.

J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir ; et si je n’ai pas réussi, je suis un juste à qui la grâce a manqué.

J’ai ôté toutes les dissertations cornéliennes qui anéantissent l’intérêt. Je respecte fort ce Corneille ; mais on est sûr d’une lourde chute quand on l’imite.

Il me paraît qu’à présent toutes les scènes sont nécessaires, et ce qui est nécessaire n’ennuie point.

Il paraît qu’on s’est trompé quand on a dit que la pièce manquait d’action : il fallait dire que l’action était refroidie par les discours qu’Octave et Antoine tenaient sur l’amour, et sur le danger qu’ils ont couru.

L’action, dans une tragédie, ne consiste pas à agir sur le théâtre, mais à dire et apprendre quelque chose de nouveau, à sortir d’un danger pour retomber dans un autre ; à préparer un événement, et à y mettre des obstacles. Je crois qu’il y a beaucoup de cette action théâtrale dans mon drame, de l’intérêt, des caractères, de grands tableaux de la situation de la république romaine ; que le style en est assez pur et assez vif ; et qu’enfin tous les ordres de vos divins anges ayant été exécutés, je dois m’attendre à une réparation d’honneur si la pièce est bien jouée.

Je présume qu’il faut obtenir qu’on la représente à Fontainebleau, et que, si elle réussit, on sera sûr de Paris ; ce n’est pas la première fois qu’on a gagné un procès perdu en première instance, témoin Brutus, Oreste, Sémiramis.

Il n’est ni de l’intérêt de Lekain, ni de celui de l’auteur, ni de celui des comédiens, qu’on commence par imprimer ce qui, étant tombé à la représentation, n’engagerait pas les lecteurs à jeter les yeux sur l’ouvrage.

Ainsi a parlé le jeune prêtre, et il a fini par chanter une antienne à l’honneur des anges.

J’ai commencé, comme de raison, par le tripot ; je passe aux dîmes. Je n’ai point de termes, ni en prose ni en vers, pour exprimer ma reconnaissance. J’écrirai donc à ce M. de Fontelle.

Passons aux seigneurs Cramer. On a un peu gâté les Genevois ; ils n’ont pas daigné seulement faire prendre les armes à leur garnison pour MM. les ducs de Randan, de La Trimouille, et de Lorges, tandis qu’elle les prend pour un conseiller des Vingt-Cinq, lequel, en parlant au peuple assemblé, l’appelle mes souverains seigneurs. Ce pays-ci est l’antipode du vôtre.

Tout ce que je peux vous dire des princes en question[1], c’est que quand j’arrivai ils n’avaient pas de chausses, et qu’ils sont à présent fort à leur aise.

Ils m’avaient toujours fait accroire qu’ils avaient écrit à un libraire de Florence pour me faire avoir les livres italiens nouveaux. M. de Lorenzi[2] m’a mandé que ce libraire n’avait pas reçu de leurs nouvelles : c’est ce qui fait que j’ai si mal servi votre Gazette littéraire.

Il n’y a pas, je crois, d’autre voie que celle de M. le duc de Praslin pour vous faire tenir le livre infernal. Je mettrai sur votre enveloppe : Mémoire aux anges ; mais donnez-moi vos ordres.

  1. Les frères Cramer, imprimeurs-libraires à Genève.
  2. Frère du comte de Lorenzi ; voyez la note, tome XL, paire 354.