Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5735

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 294-295).

5735. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
6 auguste.

Madame ange, puisque votre belle main écrit, je me flatte que vos jambes vont mieux ; et c’est là une de mes consolations. Quand il fait bien beau, j’écris aussi ; mes fluxions sur les yeux me laissent alors quelque relâche, et je redeviens aveugle au temps des neiges : c’est du moins de la variété, et il en faut un peu dans la vie. J’aime déjà votre ambassadeur vénitien de tout mon cœur. Je le supplierais d’accepter ma maison des Délices, où il pourrait vivre comme le signor Pococurante[1], et rétablir sa santé à son aise, si MM. les ducs de Lorges et de Randan n’avaient prévenu votre ambassadeur. Ils amènent des acteurs, ils veulent jouer la comédie sur mon petit théâtre de Ferney : vous devinez combien tout cela entraîne d’embarras. Les plaisirs bruyants ne sont pas faits pour un vieillard malingre tel que j’ai l’honneur de l’être. J’aimerais bien mieux philosopher paisiblement avec M. Tiepolo[2]. Je tâcherai de m’arranger pour le recevoir et pour lui plaire ; je suis plus languissant que lui, et il me paraît que je lui conviens assez.

Je ne sais si c’est vous, madame, ou M. d’Argental qui a reçu un petit mémoire tiré d’Espagne[3], fort propre à figurer dans la Gazette littéraire. J’ai découvert un ancien Cid dont Corneille avait encore plus tiré que de celui de Guillem de Castro, le seul qu’on connaisse en France. C’est une anecdote curieuse pour les amateurs : je voudrais bien en déterrer quelquefois de pareilles, mais les correspondants que Cramer m’avait donnés ne me fournissent rien. Je ne sais s’il vous a rendu ses devoirs à Paris. Il a bien mal fait de faire imprimer séparément les Commentaires sur Corneille ; il aurait été plus utile à la famille Corneille et aux Cramer d’augmenter le nombre des exemplaires pour les souscripteurs, et de supprimer sa petite édition : tout cela d’ailleurs est plein de fautes d’impression qu’il avait promis de corriger ; mais qui promet de se corriger ne tient jamais sa parole en aucun genre ; il n’y a que mon petit ex-jésuite qui songe sérieusement à se réformer. Il y travaille déjà ; il m’a envoyé des situations nouvelles, des sentiments, des vers ; j’espère que vous n’en serez pas mécontente. Il dit qu’il veut absolument en venir à son honneur, et qu’une conspiration conduite par vous doit réussir tôt ou tard. J’ai été assez édifié de la constance de ce jeune défroqué. Il ne s’est point dépité, il ne s’est point découragé, il a couru sur-le-champ au remède. Voici un petit mot qu’il vous supplie, madame, de faire remettre au grand acteur. Le petit jésuite supplie ses anges de lui renvoyer sa guenille ; vous en aurez bientôt une nouvelle ; il n’abandonne jamais ce qu’il a commencé : il dit qu’il faut mourir à la peine, ou réussir ; c’est un opiniâtre personnage. Voici bientôt le temps où nous allons établir la pension de Pierre Corneille ; ce sera M. Tronchin qui s’en chargera ; elle ne peut être en meilleures mains ; l’affaire sera plus prompte et plus nette ; c’est un grand plaisir que M. Tronchin nous fait. La petite Corneille-Dupuits est à vos pieds, et moi aussi.

Ma nièce partage tous les sentiments qui m’attachent à vous pour la vie.

  1. Voyez tome XXI, page 201.
  2. Je ne sais si c’est J.-B. Tiepolo le père, peintre, ou son fils Jean-Dominique, graveur. (B.)
  3. C’est l’article intitulé Anecdotes sur te Cid, qui est tome XXV, page 196.