Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5720


5720. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Ferney, 21 juillet.

Ma main me refuse le service aujourd’hui, monseigneur, attendu que mes yeux sont affligés de leur ancienne fluxion ; ainsi mon héros permettra que je reprenne ma charge de dictateur. Il m’a été absolument impossible d’aller à Genève faire ma cour à M. le duc de Lorges. Vous savez d’ailleurs que je n’aime à faire ma cour qu’à vous.

M. le duc de Wurtemberg n’est point allé à Venise, comme on le disait ; il reste chez lui pour mettre ordre à ses affaires, ce qui ne sera pas aisé. Son frère[1] est toujours mon voisin, et mène la vie du monde la plus philosophique. Quoique les finances de la France soient encore plus dérangées que celles du Wurtemberg, il paraît cependant qu’on a beaucoup de confiance dans le nouveau ministère. M. de Laverdy fait assurément mieux que ses prédécesseurs, car il ne fait rien du tout, et cela donne de grandes espérances.

Je crois actuellement M. de Lauraguais jugé[2]. Vous croyez bien que je m’intéresse au bienfaiteur du théâtre ; il l’a tiré de la barbarie, et s’il y a aujourd’hui un peu d’action sur la scène, c’est à lui qu’on en est redevable[3]. Avec tout cela, on peut fort bien avoir tort avec sa femme et avec soi-même ; j’ai peur qu’il ne soit dans ce cas, et qu’il ne soit ni sage ni heureux.

J’ai toujours eu envie de prendre la liberté de vous demander ce que vous pensez de l’affaire de M. de Lally[4] : on commence toujours en France par mettre un homme trois ou quatre ans en prison, après quoi on le juge. En Angleterre, on n’aurait du moins été emprisonné qu’après avoir été condamné, et il en aurait été quitte pour donner caution, comme dans la comédie de l’Écossaise[5]. La Bourdonnais fut quatre ans à la Bastille ; et quand il fut déclaré innocent, il mourut du scorbut, qu’il avait gagné dans ce beau château.

Je ne sais si j’ai eu l’honneur de vous mander que M. Fargès, maître des requêtes, en opinant dans l’affaire des Calas, avait dit, en renforçant sa petite voix, qu’il fallait faire rendre compte au parlement de Toulouse de sa conduite inique et barbare. M. d’Aguesseau trouva l’avis un peu trop ferme : « Oui, messieurs, reprit M. Fargès, je persiste dans mon avis ; ce n’est pas ici le cas d’avoir des ménagements. » Voilà tout ce qui est parvenu dans ma profonde retraite.

On me parle beaucoup de vos landes, qu’on a voulu défricher, et de votre mer, qu’on a voulu dessaler[6] ; je ne croirai ni l’un ni l’autre que quand vous aurez daigné me dire si la chose est vraie. Ces deux entreprises me paraissent également difficiles. Je souhaite non-seulement que vous dessaliez l’Océan et la Méditerranée, mais que vous fassiez cette expérience sur cent vaisseaux de ligne.

Vous savez, monseigneur, que j’ai eu la hardiesse de vous demander[7] si, dans la Saintonge et l’Aunis, les huguenots ont des espèces de temples. Je vous demande bien pardon d’être si questionneur.

Daignez recevoir, avec votre indulgence ordinaire, mes questions, mon tendre respect, et mon inviolable attachement.

  1. Louis-Eugène, né en 1731, devint duc de Wurtemberg en 1793, à la mort de son frère, et mourut en 1795.
  2. Sa femme plaidait en séparation.
  3. Voyez la note, tome V, page 405.
  4. Voyez tome XV, page 365 ; et XXIX, 153.
  5. Acte III, scène iv.
  6. Voyez tome XV, page 431 ; XXV, 251.
  7. La lettre manque.