Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5712

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 275-277).

5712. — À M.  D’ALEMBERT.
16 juillet.

Mon grand philosophe, et pour dire encore plus, mon aimable philosophe, vous ne pouvez me dire ni Simon, dors-tu[1] ? ni Tu dors, Brutus : car assurément je ne me suis pas endormi ; demandez-le plutôt à l’inf…

Comment avez-vous pu imaginer que je fusse fâché que vous soyez de mon avis ? Non, sans doute, je n’ai pas été assez sévère sur les vaines déclamations, sur les raisonnements d’amour, sur le ton bourgeois qui avilit le ton sublime, sur la froideur des intrigues ; mais j’étais si ennuyé de tout cela que je n’ai songé qu’à m’en débarrasser au plus vite.

Il se pourrait très-bien faire que saint Crépin[2] prit à ses gages maître Aliboron ; il m’a su mauvais gré de ce que j’avais une fluxion sur les yeux qui m’empêchait d’aller chez lui. L’impératrice de Russie est plus honnête ; elle vous écrit des lettres charmantes, quoique vous ne soyez point allé la voir. C’est bien dommage qu’on ne puisse imprimer sa lettre, elle servirait à votre pays de modèle et de reproche.

Je souhaite de tout mon cœur qu’il reste des jésuites en France ; tant qu’il y en aura, les jansénistes et eux s’égorgeront : les moutons, comme vous savez, respirent un peu quand les loups et les renards se déchirent. Le Testament de Meslier devrait être dans la poche de tous les honnêtes gens. Un bon prêtre, plein de candeur, qui demande pardon à Dieu de s’être trompé, doit éclairer ceux qui se trompent.

J’ai ouï parler de ce petit abominable Dictionnaire ; c’est un ouvrage de Satan. Il est tout fait pour vous, quoique vous n’en ayez que faire. Soyez sûr que, si je peux le déterrer, vous en aurez votre provision. Heureusement je n’ai nulle part à ce vilain ouvrage, j’en serais bien fâché ; je suis l’innocence même, et vous me rendrez bien justice dans l’occasion. Il faut que les frères s’aident les uns les autres. Votre petit écervelé de Jean-Jacques n’a fait qu’une bonne chose en sa vie : c’est son Vicaire savoyard, et ce Vicaire l’a rendu malheureux pour le reste de ses jours. Le pauvre diable est pétri d’orgueil, d’envie, d’inconséquences, de contradictions, et de misère. Il imprime que je suis le plus violent et le plus adroit de ses persécuteurs : il faudrait que je fusse aussi méchant qu’il est fou pour le persécuter. Il me prend donc pour maître Omer ! il s’imagine que je me suis vengé, parce qu’il m’a offensé. Vous savez qu’il m’écrivit[3], dans un de ses accès de folie, que « je corrompais les mœurs de sa chère république, en donnant quelquefois des spectacles à Ferney », qui est en France. Sa chère république donna depuis un décret de prise de corps contre sa personne ; mais comme je n’ai pas l’honneur d’être procureur général de la parvulissime, il me semble qu’il ne devrait pas s’en prendre à moi. J’ai peur, physiquement parlant, pour sa cervelle : cela n’est pas trop à l’honneur de la philosophie ; mais il y a tant de fous dans le parti contraire qu’il faut bien qu’il y en ait chez nous. Voici une folie plus atroce. J’ai reçu une lettre anonyme de Toulouse, dans laquelle on soutient que tous les Calas étaient coupables, et qu’on ne peut se reprocher que de n’avoir pas roué la famille entière. Je crois que, s’ils me tenaient, ils pourraient bien me faire payer pour les Calas. J’ai eu bon nez de toutes façons de choisir mon camp sur la frontière ; mais il est triste d’être éloigné de vous, je le sens tous les jours ; Mme  Denis partage mes regrets. Si vous êtes amoureux, restez à Paris ; si vous ne l’êtes pas, ayez le courage de venir nous voir, ce serait une action digne de vous.

Mme  Denis et moi nous vous embrassons le plus tendrement du monde.

  1. Voyez lettre 5706.
  2. Le duc de Deux-Ponts ; voyez page 269.
  3. 17 juin 1760 voyez tome XL, page 423.