Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5696
Un vieux serviteur de Melpomène doit aimer son jeune favori : aussi, monsieur, pouvez-vous compter que je fais mon devoir envers vous[1]. Vous m’aviez flatté d’un petit voyage avec M. de Ximenès.
Je suis bien aise d’apprendre que l’abbé Asselin[2] est encore en vie. Il y a environ soixante ans que je fis connaissance avec lui ; et je crois qu’il était majeur. Je lui souhaite les années de Fontenelle.
Vous m’avez dit aussi un mot de J.-J. Rousseau ; c’est un étrange fou que cet étrange philosophe. J’avais encore de la voix et des yeux il y a trois ans, et je jouais les vieillards assez passablement sur le théâtre de mon petit château de Ferney ; Mme Denis (par parenthèse) jouait les rôles de Mlle Clairon avec attendrissement ; quelques citoyens genevois venaient quelquefois à nos comédies et à nos soupers : il plut à Jean-Jacques de m’écrire[3] ces douces paroles : « Vous donnez chez vous des spectacles : vous corrompez les mœurs de ma république, pour prix de l’asile qu’elle vous a donné. »
J’eus assez de sagesse pour ne pas répondre à Jean-Jacques ; et la république de Jean-Jacques ayant jugé à propos, depuis, de brûler son livre, et de décréter de prise de corps sa personne, Jean-Jacques a imaginé que je m’étais vengé de lui parce qu’il m’avait offensé, et que c’était moi qui avais engagé le conseil de Genève à lui donner cette petite marque d’amitié. Le pauvre homme m’a bien mal connu. Il ne sait pas que je vis chez moi, et que je ne vais jamais à Genève ; il devrait savoir que je ne me venge jamais des infortunés. Un de ses grands malheurs, c’est que la tête lui a tourné.
Adieu, monsieur ; vous avez le mérite des véritables gens de lettres, et vous n’en avez pas les injustices. Comptez que je m’intéresse à vous aussi vivement que je plains Jean-Jacques.