Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5644

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 210-211).

5644. — À M.  DAMILAVILLE.
Au Délices, 11 mai.

Mon cher frère, ce que vous me dites de l’intolérance m’afflige et ne m’étonne point. Je m’y attendais, et c’est par cette raison que je vous ai supplié de dire à M. de Sartine[1] que je ne répondais ni ne pouvais répondre de tout ce qu’on s’avise d’imprimer sous mon nom ; bien entendu que vous n’auriez la bonté de faire cette démarche que quand vous la jugeriez nécessaire.

J’écrirai incessamment à M. le maréchal de Richelieu[2] au sujet de ce comte d’Olbau[3]. Je ne conçois pas cette rage de vouloir paraître en public, quand on déplaît au public. Ce n’est pas l’amour qu’il fallait peindre aveugle, c’est l’amour-propre.

Je ne sais aucunes nouvelles du théâtre de Paris. On dit que Lekain est le seul qu’on puisse entendre, Nous manquons d’hommes presque en tous les genres. Si nous n’avons point de talents, tâchons au moins d’avoir de la raison.

J’ai toujours sur le cœur la tracasserie qu’on m’a voulu faire avec Cramer. N’est-il pas bien singulier qu’un homme s’avise d’écrire de Paris à Genève que je jette feu et flamme contre les Cramer, que je parle d’eux dans toutes mes lettres avec dureté et mépris, que je veux faire saisir leur livre, etc. ? Et pourquoi, s’il vous plaît, tout ce fracas ? Parce que je n’ai pas voulu que mon nom figurât avec la famille Vadé, et que je me suis cru indigne de cet honneur. Quand on l’a ôté, j’ai été content, et voilà tout.

Vous me feriez grand plaisir d’écrire à Gabriel qu’on l’a très-mal informé ; que celui qui lui a mandé ces sottises n’est qu’un semeur de zizanie. M. Crommelin, qui est un ministre de paix, ne la sèmera pas sans doute, et je crois avoir fait assez de bien aux Cramer pour être en droit de compter sur leur reconnaissance. Je ne veux avoir pour ennemis que les fanatiques et les Fréron. Les Cramer sont mes frères ; ils sont philosophes, et les philosophes doivent être reconnaissants ; je leur ai fait présent de tous mes ouvrages, et je ne m’en repens point.

Quant à l’édition qu’on veut faire des Commentaires du Corneille détachés du texte, je crois que les libraires de Paris doivent me savoir quelque gré des mesures que je leur propose, uniquement pour leur faire plaisir. Je ne veux que le bien de la chose. Je donne tout gratis aux comédiens et aux libraires. Je fais quelquefois des ingrats ; ce n’est pas la seule tribulation attachée à la littérature.

Cramer s’était chargé de donner des exemplaires du Corneille à Lekain, à Mlle  Clairon, à Mlle  Dumesnil ; pour moi, je n’en ai qu’un seul exemplaire, encore est-il sans figures. Je ne me suis mêlé de rien, sinon de perdre les yeux avec une malheureuse petite édition de Corneille, en caractère presque inlisible ; édition curieuse et rare[4], sur laquelle j’ai fait la mienne. J’ai été le seul correcteur d’épreuves ; je me suis donné des peines assez grandes pendant deux années entières : elles ont servi du moins à marier deux filles ; mais je ne me suis mêlé en aucune manière des autres détails.

Adieu, mon cher frère. Vous m’avez envoyé un livre sur l’inoculation[5] ; cela me fait croire qu’elle sera bientôt défendue. Ô pauvre raison, que vous êtes étrangère chez les Welches !

  1. Voyez la lettre du 5 mai, n° 5638.
  2. Cette lettre manque.
  3. L’un des personnages de Nanine, que voulait jouer Bellecour.
  4. L’édition de 1644 ; voyez tome XLI, page 367.
  5. Réflexions sur les préjugés qui s’opposent aux progrès et à la perfection de l’inoculation (rédigées par Morellet, sous la dictée de Gatti), in-8o de 239 pages.