Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5643

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 209-210).

5643. — À M.  DE CIDEVILLE.
Aux Délices, 10 mai.

Que vous êtes heureux, mon ancien ami, d’avoir conservé vos yeux, et d’écrire toujours de cette jolie écriture que vous aviez il y a plus de cinquante ans ! Votre plume est comme votre style, et pour moi je n’ai plus ni style ni plume.

Mme  Denis vous écrit de sa main ; je ne puis en faire autant. Il est vrai que l’hiver passé je faisais des contes, mais je dictais ; et actuellement je peux à peine écrire une lettre. Je suis d’une faiblesse extrême, quoi qu’en dise M. Tronchin ; et mon âme, que j’appelle Lisette, est très-mal à son aise dans mon corps cacochyme. Je dis quelquefois à Lisette : « Allons donc, soyez donc gaie comme la Lisette de mon ami. » Elle répond qu’elle n’en peut rien faire, et qu’il faut que le corps soit à son aise pour qu’elle y soit aussi, « Fi donc, Lisette ! lui dis-je ; si vous me tenez de ces discours-là, on vous croira matérielle. — Ce n’est pas ma faute, a répondu Lisette ; j’avoue ma misère, et je ne me vante point d’être ce que je ne suis pas. »

J’ai souvent de ces conversations-là avec Lisette, et je voudrais bien que mon ancien ami fût en tiers ; mais il est à cent lieues de moi, ou à Paris, ou à Launai, avec sa sage Lisette ; il partage son temps entre les plaisirs de la ville et ceux de la campagne. Je ne peux en faire autant ; il faut que j’achève mes jours auprès de mon lac, dans la famille que je me suis faite. Mme  Denis, maîtresse de la maison, me tient lieu de femme ; Mlle  Corneille, devenue Mme  Dupuits, est ma fille ; ce Dupuits a une sœur que j’ai mariée aussi ; et quoique je sois à la tête d’une grosse maison, je n’ai point du tout l’air respectable.

J’ai été fort affligé de la mort de Mme  de Pompadour ; je lui avais obligation ; je la pleure par reconnaissance. Il est bien ridicule qu’un vieux barbouilleur de papier, qui peut à peine marcher, vive encore, et qu’une belle femme meure à quarante ans, au milieu de la plus belle carrière du monde. Peut-être si elle avait goûté le repos dont je jouis, elle vivrait encore.

Vous vivrez cent ans, mon ami, parce que vous allez de Paris à Launai et de Launai à Paris, sans soins et sans inquiétudes. Ce qui pourra me conserver, c’est le petit plaisir que j’ai de désespérer le marquis de Lézeau. Il est tout étonné de ne m’avoir pas enterré au bout de six mois. Je lui joue, depuis plus de trente ans, un tour abominable[1]. On dit que nous avons un contrôleur général[2] qui ne pense pas comme lui, et qui veut que tout le monde soit payé.

Bonsoir, mon ancien ami : soyez heureux aux champs et à la ville, et aimez-moi.

  1. En 1733, Lézeau avait pris de Voltaire dix-huit mille livres en rente viagère ; il eut à la servir pendant quarante-cinq ans.
  2. Laverdy ; voyez page 224.