Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5608

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 174-175).

5608. — À M.  LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
2 avril.

Votre Excellence est assez bonne pour avoir des griefs contre moi. J’en ai moi-même un bien fort : c’est que je n’en peux plus, c’est que j’ai absolument perdu la santé, et qu’étant menacé de perdre la vue, tout ce que je peux faire, c’est de dicter une malheureuse lettre. Je suis tombé tout d’un coup, mais ce n’est pas de bien haut. Je ne savais pas que madame l’ambassadrice eût été malade ; je vous assure que je m’y serais plus intéressé qu’à ma propre misère, par la raison que j’aime beaucoup mieux les pièces de Racine que celles de Pradon, et que les beaux ouvrages de la nature inspirent plus d’intérêt que les autres.

J’avoue que j’ai eu grand tort de ne vous pas envoyer les Trois Manières ; mais puisque vous les avez, je ne peux plus réparer mon tort : tout ce que je peux faire, c’est de vous donner Madame Gertrude[1], si vous ne l’avez pas.

À l’égard de ce qui devait vous revenir vers le mois d’avril, ne prenez pas cela pour un poisson d’avril, s’il vous plaît ; je tiendrai ma parole tôt ou tard ; mais donnez un peu de temps à un pauvre malade. J’ai été accablé de fardeaux que mes forces ne pouvaient porter ; et, dans l’état où je suis réduit, il m’est impossible de m’appliquer. J’ai consumé la petite bougie que la nature m’avait donnée ; il ne reste plus qu’un faible lumignon que le moindre effort éteindrait absolument.

Oserais-je demander à Votre Excellence si elle est contente de la Gazette littéraire ? Il me semble que cette entreprise est en bonnes mains, et que, de tous les journaux, c’est celui qui met le plus au fait des sciences de l’Europe : c’est dommage qu’il ne parle point de mandements d’évêques, qu’on brûle tous les jours. Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement répandue de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion ; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses.

À propos, je n’ose vous envoyer un conte à dormir debout[2], qui est très-indigne d’un grave ambassadeur ; mais pour peu que madame l’ambassadrice se plaise aux Mille et une Nuits, je l’enverrai par la première poste. En attendant, voici un petit avis d’un nommé Vadé à mes chers compatriotes[3]. Ce Vadé-là était un homme bien difficile à vivre.

Mille sincères et tendres respects.

  1. Personnage du conte intitulé l’Éducation d’une fille ; voyez tome X.
  2. Ce qui plaît aux Dames ; voyez tome X.
  3. C’était probablement une copie manuscrite du Discours aux Welches, par Antoine Vadé (voyez tome XXV, page 229) ; car je crois qu’il n’existe pas d’édition séparée de cet opuscule. (B.)