Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5600

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 166-168).

5600. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
21 mars.

Je ne vous dirai pas, madame, que nous sommes plus heureux que sages : car nous sommes aussi sages qu’heureux. Vous tremblez que quelque malintentionné n’ait pris le petit mot qui regardait mon confrère Moncrif[1] pour une mauvaise plaisanterie. J’ai reçu de lui une lettre remplie des plus tendres remerciements. S’il n’est pas le plus dissimulé de tous les hommes, il est le plus satisfait. C’est un grand courtisan, je l’avoue ; mais ne serait-ce pas prodiguer la politique que de me remercier si cordialement d’une chose dont il serait fâché ? Pour moi, je m’en tiens, comme lui, au pied de la lettre, et je lui suppose la même naïveté que j’ai eue quand je vous ai écrit cette malheureuse lettre que des corsaires ont publiée.

Sérieusement, je serais très-fâché qu’un de mes confrères (et surtout un homme qui parle à la reine) fût mécontent de moi : cela me ruinerait à la cour, et me ferait manquer les places importantes auxquelles je pourrai parvenir avec le temps : car enfin je n’ai que dix ans de moins que Moncrif, et l’exemple du cardinal de Fleury, qui commença sa fortune à soixante-quatorze ans, me donne les plus grandes espérances.

Vous ferez fort bien, madame, de ne plus confier vos secrets à ceux qui les font imprimer, et qui violent ainsi le droit des gens. Je savais votre histoire du lion : elle est fort singulière, mais elle ne vaut pas l’histoire du lion d’Androclès[2]. D’ailleurs mon goût pour les contes est absolument tombé : c’était une fantaisie que les longues soirées d’hiver m’avaient inspirée. Je pense différemment à l’équinoxe : l’esprit souffle où il veut, comme dit l’autre[3].

Je me suis toujours aperçu qu’on n’est le maître de rien : jamais on ne s’est donné un goût ; cela ne dépend pas plus de nous que notre taille et notre visage. N’avez-vous jamais bien fait réflexion que nous sommes de pures machines ? J’ai senti cette vérité par une expérience continue : sentiments, passions, goûts, talents, manières de penser, de parler, de marclher, tout nous vient je ne sais comment. Tout est comme les idées que nous avons dans un rêve ; elles nous viennent sans que nous nous en mêlions. Méditez cela : car nous autres, qui avons la vue basse, nous sommes plus faits pour la méditation que les autres hommes, qui sont distraits par les objets.

Vous devriez dicter ce que vous pensez quand vous êtes seule, et me l’envoyer ; je suis persuadé que j’y trouverais plus de vraie philosophie que dans tous les systèmes dont on nous berce. Ce serait la philosophie de la nature ; vous ne prendriez point vos idées ailleurs que chez vous ; vous ne chercheriez point à vous tromper vous-même. Quiconque a, comme vous, de l’imagination et de la justesse dans l’esprit peut trouver dans lui seul, sans autre secours, la connaissance de la nature humaine : car tous les hommes se ressemblent pour le fond, et la différence des nuances ne change rien du tout à la couleur primitive.

Je vous assure, madame, que je voudrais bien voir une petite esquisse de votre façon. Dictez quelque chose, je vous prie, quand vous n’aurez rien à faire : quel plus bel emploi de votre temps que de penser ? Vous ne pouvez ni jouer, ni courir, ni avoir compagnie toute la journée. Ce ne sera pas une médiocre satisfaction pour moi de voir la supériorité d’une âme naïve et vraie sur tant de philosophes orgueilleux et obscurs : je vous promets d’ailleurs le secret.

Vous sentez bien, madame, que la belle place que vous me donnez dans notre siècle n’est point faite pour moi ; je donne, sans difficulté, la première à la personne à qui vous accordez la seconde[4]. Mais permettez-moi d’en demander une dans votre cœur : car je vous assure que vous êtes dans le mien.

Je finis, madame, parce que je suis bien malade, et que je crains de vous ennuyer. Agréez mon tendre respect, et empêchez que M. le président Hénault ne m’oublie.

  1. Voyez la lettre du 27 janvier, n° 5540, qui, comme nous l’avons dit avait été imprimée séparément.
  2. L’histoire d’Aindroclès a été mise on vers par L. Racine, et faisait partie de la première de ses Épitres sur l’âme des bêtes. Mais ce passage a été depuis retranché : on le trouve dans le tome VI de la Continuation des Mémoires de littérature et d’histoire, par le Père Desmolels.
  3. Jean, chap. iii, verset 8.
  4. Dans sa lettre du 14 mars à Voltaire, Mme  du Deffant ne parle pas de première ni de seconde place ; il s’agit peut-être du roi de Prusse. (B.)