Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5593

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 158-159).
5593. — À M. LE CLERC DE MONTMERCY[1].
Aux Délices, 13 mars.

Vous êtes donc, monsieur, comme Raphaël, qui s’amusait quelquefois à peindre des fleurs sur des pots de terre. Vraiment je vous suis bien obligé d’avoir orné à ce point mon vieux pot cassé. Vous avez prodigué des vers charmants sur le sujet le plus mince ; j’en suis aussi honteux que reconnaissant.

J’ai encore à vous remercier d’avoir dit tant de bien de M. de Vauvenargues[2], homme très-peu connu, et bien digne de vos louanges et de vos regrets. C’était un vrai philosophe ; il a vécu en sage, et est mort en héros, sans que personne en ait rien su : je chérirai toujours sa mémoire. Tout ce que vous dites de lui m’attendrit autant que ce que vous dites de moi me fait rougir.

Je m’étonne qu’avec le talent de faire des vers si faciles, si agréables, si remplis de philosophie et de grâces, vous ne choisissiez pas quelque sujet digne d’être embelli par vous. La nature vous a donné la pensée, le sentiment, et l’expression ; il ne vous manque qu’une toile pour y jeter vos belles couleurs. Peu de gens sentiront votre mérite, vu le sujet que vous avez traité : et moi, je le sens malgré le sujet. Je m’intéresse à vous indépendamment de la reconnaissance ; je voudrais savoir ce que vous faites : si vous êtes aussi heureux que philosophe ; et je suis très-fâché d’être à plus de cent lieues de vous. Une santé misérable et une fluxion horrible sur les yeux m’empêchent de vous remercier de ma main ; mais elles n’ôtent rien aux sentiments avec lesquels je serai toujours le plus sincèrement du monde, monsieur, votre, etc.

  1. Le Clerc de Montmercy, avocat, au parlement de Paris, est auteur de Voltaire, poëme en vers libres, 1764. in-8o de iv et 77 pages, qu’il avait envoyé à Voltaire.
  2. Le Clerc, dans son poëme, a consacré cinquante-six vers à la mémoire de Vauvenargues, avec qui il avait été lié, et dont Voltaire, le premier, avait fait l’éloge.