Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5541

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 106-107).

5541. — À M. MARMONTEL.
28 janvier.

Puisque les choses sont ainsi, mon cher ami, je n’ai qu’à gémir et à vous approuver. Vous rendrez du moins justice à mes intentions ; je voulais qu’aucune voix ne manquât à vos triomphes[1]. Ce que vous m’apprenez me fait une vraie peine. Je me consolerai si la littérature jouit à Paris de la liberté sans laquelle elle ne peut exister, si la philosophie n’est point persécutée, si une secte affreuse de rigoristes ne succède pas aux jésuites, si le petit lumignon de raison que vous contribuez à ranimer dans la nation ne vient pas bientôt à s’éteindre. On dit qu’un pédant de l’Université écrit déjà contre l’Esprit des lois[2]. Le principal mérite de ce livre est d’établir le droit qu’ont les hommes de penser par eux-mêmes. Voilà les vraies libertés de l’Église gallicane qu’il faut que votre aimable coadjuteur de Strasbourg[3] soutienne. Il y aura toujours en France une espèce de sorciers vêtus de noir qui s’efforceront de changer les hommes en bêtes ; mais c’est à vous et à vos amis à changer les bêtes en hommes. On dit que ce Bougainville, à qui un homme de tant de mérite a succédé, n’était en effet qu’une très-méchante bête ; que c’était lui qui avait accusé Boindin d’athéisme, et qui l’avait persécuté même après sa mort. Si cela est, ce malheureux, connu seulement par une plate traduction d’un plat poëme, méritait quelques restrictions aux éloges que vous lui avez donnés. Il se trouve que l’auteur et le traducteur étaient persécuteurs.

L’auteur de l’Anti-Lucrèce[4] sollicita l’exclusion de l’abbé de Saint-Pierre, et le translateur prosaïque[5] de l’Anti-Lucrèce priva Boindin de l’éloge funèbre qu’il lui devait. Cet Anti-Lucrèce m’avait paru un chef-d’œuvre quand j’en entendis les quarante premiers vers récités par la bouche mielleuse du cardinal ; l’impression lui a fait tort. J’aime mieux un de vos Contes moraux que tout l’Anti-Lucrèce. Vous devriez bien nous faire des contes philosophiques, où vous rendriez ridicules certains sots et certaines sottises, certaines méchancetés et certains méchants ; le tout avec discrétion, en prenant bien votre temps, et en rognant les ongles de la bête quand vous la trouverez un peu endormie.

Faites mes compliments à tous nos frères qui composent le pusillum gregem. Que nos frères s’unissent pour rendre les hommes le moins déraisonnables qu’ils pourront ; qu’ils tâchent d’éclairer jusqu’aux hiboux, malgré leur haine pour la lumière : vous serez bénis de Dieu et des sages.

Mme Denis et moi nous vous serons toujours bien attachés.

  1. Voltaire désirait que le duc de Praslin applaudit à l’élection de Marmontel à l’Académie : ce ministre en fut au contraire très-mécontent ; voyez page 39.
  2. Crevier venait de publier des Observations sur le livre de l’Esprit des lois, 1763, in-12.
  3. Le prince R.-E. de Rohan ; vojez tome XLI, page 403.
  4. Le cardinal de Polignac ; voyez tome XIV, page 116.
  5. Bougainville, dans son discours de réception à l’Académie française, n’avait pas à faire l’éloge de Boindin, qui ne fut pas de l’Académie française. Bougainville succédait à La Chaussée.