Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5504

Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 70-71).

5504. — À M.  GUI DUCHESNE[1].
Aux Délices, 1er janvier.

Le dessein que vous me communiquez, monsieur, de faire une jolie édition de la Henriade sera, je crois, approuvé, parce que notre nation, devenue de jour en jour plus éclairée, en aime Henri IV davantage. J’ai été toujours étonné qu’aucun littérateur, aucun poète du temps[2] de Louis XIII et de Louis XIV n’eût rien fait à la gloire de ce grand homme. Il faut du temps pour que les réputations mûrissent.

Le bel Éloge de Maximilien de Sully[3], par M. Thomas, a rendu le grand Henri IV plus cher à la nation : ainsi je pense que vous prenez le temps le plus favorable pour réimprimer la Henriade, et que l’amour pour le héros fera pardonner les défauts de l’auteur. Je n’étais pas digne de faire cet ouvrage quand je l’entrepris, j’étais trop jeune ; et à présent je suis trop vieux pour l’embellir.

La dédicace que vous voulez bien m’en faire m’est très-honorable ; mais, en me dressant ce petit autel, je vous prie d’y brûler en sacrifice votre Zulime et votre Droit du Seigneur, que vous avez imprimés sous mon nom, et qui ne sont point du tout mon ouvrage. Vous avez été trompé par ceux qui vous ont donné les manuscrits, et cela n’arrive que trop souvent ; c’est le moindre des inconvénients de la littérature.

Quant aux souscriptions pour le Corneille, arrangez-vous avec l’éditeur de Genève ; je ne me suis mêlé que de commenter et de souscrire : tout ce que je sais, c’est que l’édition est finie. J’ai fait mes commentaires avec une entière impartialité, sachant bien que les belles pièces de Corneille n’ont pas besoin de louanges, et ses fautes ne font aucun tort à ce qu’il a de sublime.

On m’a envoyé de Paris un conte intitulé Ce qui plaît aux Dames. J’y ai trouvé remormora pour remémora, frange pour fange, une rime oubliée[4], et d’autres fautes ; je ne crois pas que l’imprimeur s’appelle Robert Estienne.

Je suis, de tout mon cœur, monsieur, votre très-humble, etc.

  1. Voyez la note, tome XLII, page 5.
  2. Sébastien Garnier avait publié, en 1594 et 1593, les deux premiers et les huit derniers chants d’un poëme de sa façon, intitulé la Henriade. Un auteur plus obscur encore, Jean Le Blanc, avait publié, en 1604 (et peut-être plus tôt), le Premier livre de la Henriade. Ces auteurs étaient, comme l’on voit, contemporains de leur héros. La remarque de Voltaire est donc juste. (B.)
  3. Ouvrage couronné par l’Académie française en 1763.
  4. On avait omis le vers :

    S’étudiait à charmer son ennui.


    Je l’ai rétabli on 1817. (B.)