Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5186

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 382-384).

5186. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 12 février.

Je commence à croire, mon cher et illustre maître, que le fanatisme pourrait bien avoir le même sort que l’empire romain, d’être détruit par les Tartares. Les souverains de la zone glaciale donneront ce grand exemple aux princes des zones tempérées ; et Fontenelle eût dit à Catherine qu’elle est destinée à être l’aurore boréale de l’Europe. En attendant, je ris, à part moi, de la manière dont les choses sont arrangées dans ce meilleur des mondes possibles : au Midi, la philosophie persécutée, vilipendée sur le théâtre ; au fond du Nord, une princesse qui la protège et qui la cultive :


C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que prêche ton curé :
Tout en eût été mieux[1].


J’ai bien pour que Catherine d’Alexandrie, qui confondit, comme vous savez, les philosophes avec tant de succès, ne voie de fort mauvais œil l’accueil que leur fait Catherine de Russie, et ne se récuse pour sa patronne. Il faut espérer que la cour de Pétersbourg sera plus fidèle au traité qu’elle fait avec la philosophie, qu’elle ne l’a été à ceux qu’elle a faits avec le cardinal de Bernis. Il est vrai que le fruit de ces derniers a été de faire égorger un million d’hommes, et que la philosophie aura peut-être le bonheur d’en éclairr un plus grand nombre. Je ne sais pourtant si jusqu’ici elle doit se réjouir ou s’affliger, tant ses succès sont équivoques, du moins sur les bords de la Seine. Expliquez-moi par quelle fatalité la philosophie ne peut se résoudre à quitter ses bords, malgré les dégoûts qu’elle y éprouve et le peu de prosélytes qu’elle y fait. Les philosophes sont comme la femme du Médecin malgré lui[2], qui veut que son mari la batte. Il est vrai que, pour se dédommager, ils viennent de faire donner aux jésuites quelques coups de bâton, et qu’ils se flattent même d’être au moment d’en faire maison nette ; il faudra voir ce que cela produira.

Je n’ai point lu l’Apologie[3] des jésuites dont vous me parlez ; mais je trouve la France fort à plaindre de perdre d’un coup de filet tant de grands génies. Il faut espérer que le collège de la Propagande en fera recrue. Nous pourrions même y ajouter par-dessus le marché ce prédicateur Le Roi, qui vraisemblablement n’est pas le roi des prédicateurs, et dont le nom, ignoré dans son quartier, a eu le bonheur de parvenir jusqu’à vous[4]. Vous m’apprenez de Genève que M. Le Roi prêche à Paris[5]. Je voudrais que les avocats de la famille infortunée des Calas eussent mis dans leurs mémoires moins de pathos et plus de pathétique ; mais je conviens avec vous que leur zèle et leur désintéressement font un véritable honneur à notre siècle ; tant de vertu me fait désirer une éloquence qui y réponde. Je plaindrais Mlle Corneille, si elle n’avait pour dot que les souscriptions des gens de Versailles. Tout le Mercure est infecté d’épitaphes de Crébillon, qui sont ignorées comme ses vers ; voici celle que je ferais à quelqu’un de votre connaissance, à condition qu’elle ne servirait de longtemps : « Il fut l’auteur de la Henriade, etc., etc., et maria la nièce du grand Corneille. »

Avec cette épitaphe-là, on peut se passer d’un mausolée fait par Le Moine[6], et même d’être loué après sa mort dans le Mercure ; mais en attendant les petits cousins que vous allez donner à Cinna, puissiez-vous, mon cher maître, donner encore longtemps des frères à Tancrède ! J’attends l’Héraclius de Calderon, mais je suis bien plus curieux de l’Histoire générale. Vous avez bien fait de n’y pas peindre le genre humain tout à fait de face ; ce triste visage n’est pas bon à être vu dans toute la difformité de ses traits ; je crains même qu’il ne se trouve trop hideux étant montré de trois quarts[7], et qu’il ne lui prenne envie de brûler le tableau, et de crier au feu contre le peintre, qui heureusement se trouvera à cent lieues des Omer et des Berthier. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; conservez bien vos yeux, sans quoi les fanatiques diraient que vous ressemblez à Tirésie, que les dieux aveuglèrent pour avoir révélé leur secret aux hommes. Vivez, voyez, et écrivez longtemps pour l’honneur des lettres, pour le progrès de la raison, et pour le bien de l’humanité ; et souvenez-vous quelquefois qu’il y a sur les bords de la Seine un homme qui vous aime, vous honore, et vous admire, et qui vous eût conservé les mêmes sentiments sur les bords de la Sprée et sur ceux de la Neva.

  1. La Fontaine, livre IX, fable iv.
  2. Acte I, scène iii.
  3. Voyez la note 4, page 371.
  4. C’était d’Alembert lui-même qui, le 31 mars 1762 (voyez lettre 4873), avait écrit à Voltaire qu’un curé de Rouen, nommé Le Roi, prêchait à Saint-Eustache.
  5. Voyez page 371.
  6. Nom du sculpteur à qui fut confié le mausolée de Crébillon.
  7. C’est l’expression dont Voltaire se servait dans sa lettre à d’Alembert, du 4 février.