Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5177

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 370-373).

5177. — À M. D’ALEMBERT.
4 février.

Mon cher et illustre confrère, il semble que si quelques pédants ont attaqué en France la philosophie, ils ne s’en sont pas bien trouvés, et qu’elle a fait une alliance avec les puissances du Nord. Cette belle lettre de l’impératrice de Russie[1] vous venge bien ; elle ressemble à la lettre que Philippe écrivit à Aristote le jour de la naissance d’Alexandre.

Je me souviens que, dans mon enfance, je n’aurais pas imaginé qu’on écrirait un jour de pareilles lettres de Moscou à un académicien de Paris. Je suis du temps de la création, et voilà quatre femmes de suite[2] qui ont perfectionné en Russie ce qu’un grand homme y avait commencé. Votre galanterie française doit quelques compliments au sexe féminin sur cette singularité dont l’histoire ne fournit aucun exemple. La belle lettre que celle de Catherine ! Ni sainte Catherine de Sienne, ni sainte Catherine de Bologne, ni sainte Catherine d’Alexandrie, n’en auraient jamais écrit de pareilles. Si les princesses se mettent ainsi à cultiver leur esprit, la loi salique n’aura pas beau jeu. Ne remarquez-vous pas que les grands exemples et les grandes leçons nous viennent du Nord ? Les Newton, les Locke, les Gustave, les Pierre le Grand, et gens de cette espèce, ne furent point élevés à Rome dans le collège de la Propagande.

J’ai parcouru, ces jours derniers, une grosse apologie des jésuites pleine d’ithos et de pathos[3]. On y fait le dénombrement des grands génies qui illustrent notre siècle ; ils sont tous jésuites. C’est, dit l’auteur, un Perusseau, un Neuville, un Griffet, un Chapelain, un Baudori, un Buffier, un Desbillons, un Castel, un La Borde, un Briet, un Pezenas, un Garnier, un Simonet, un Huth, et enfin ce Berthier, ajoute-t-on, qui a été si longtemps l’oracle des gens de lettres[4].

Je suis assez comme M. Chicaneau[5], je ne connais pas un de ces gens-là, excepté frère Berthier, que je croyais mort sur le chemin de Versailles[6] ; mais enfin je suis ravi que la France ait encore tant de grands hommes.

On dit aussi que l’on compte parmi ces sublimes génies un M. Le Roi, prédicateur de Saint-Eustache, qui prêche contre les philosophes avec l’éloquence du révérend père Garasse[7].

À vous parler sérieusement, je trouve que si quelque chose fait honneur à notre siècle, ce sont les trois factums de MM. Mariette, Élie de Ceaumont, et Loyseau, en faveur de la famille infortunée des Calas.

Employer ainsi son temps, sa peine, son éloquence, son crédit, et, loin de recevoir aucun salaire, procurer des secours à des opprimés : c’est là ce qui est véritablement grand, et ce qui ressemble plus au temps des Cicéron et des Hortensius qu’à celui de Briet, de Huth, et de frère Berthier. Je m’embarrasse fort peu du jugement qu’on rendra, car, Dieu merci, l’Europe a déjà jugé, et je ne connais de tribunal infaillible que celui des honnêtes gens de différents pays, qui pensent de même, et composent, sans le savoir, un corps qui ne peut errer, parce qu’ils n’ont pas l’esprit de corps.

Je ne sais ce que c’est que le petit libelle[8] dont vous me parlez[9], où l’on me dit des injures à propos d’un examen de quelques pièces de Crébillon.

Je ne connais ni cet examen ni ces injures ; j’aurais trop à faire s’il fallait lire tous ces rogatons. Pierre le Grand et le grand Corneille m’occupent assez : j’en suis malheureusement à Pertharite, et je marie sa nièce pour me consoler. Nous mettrons dans le contrat de mariage qu’elle est cousine germaine de Chimène, et qu’elle ne reconnaît pour ses parents ni Grimoald ni Unulphe[10].

Elle pourra bien avoir fait un enfant avant que l’édition soit achevée. Beaucoup de grands seigneurs ont souscrit très-généreusement ; les graveurs disent que leurs noms ne sont pas des lettres de change.

J’envoie à l’Académie l’Hèraclius espagnol, que j’ai traduit de Calderon, et qui est imprimé avec l’Hèraclius français. Vous jugerez quel est l’original de Calderon ou de Corneille ; vous pâmerez de rire. Cependant vous verrez qu’il y a de temps en temps dans le Calderon de bien brillantes étincelles de génie. Vous recevrez aussi bientôt une certaine Histoire générale. Le genre humain y est peint cette fois de trois quarts ; il ne l’était que de profil aux autres éditions. Quoique je sois bien vieux, j’apprends tous les jours à le connaître.

Adieu, mon illustre philosophe ; je suis obligé de dicter, je deviens aveugle comme Lamotte ; quand l’abbé Trublet le saura[11], il trouvera mes vers meilleurs[12].

  1. En date du 13 novembre 1762.
  2. Catherine Ire, Anne, Elisabeth. Catherine II.
  3. Expression des Femmes savantes, acte III, scène v.
  4. Voyez Apologie générale de l’institut et de la doctrine des jésuites (par Cerutti), seconde édition, 1763, in-8o, chapitre xx, pages 304, 305, 306, 310.
  5. Les Plaideurs, acte II, scène v.
  6. Voyez, tome XXIV, page 95, la Relation de la maladie, etc., du jésuite Berthier.
  7. Voyez ce que Voltaire dit de Garasse, tome XXVI, page 496.
  8. Voyez la note, tome XXIV, page 345.
  9. Dans la lettre du 12 janvier.
  10. Persounages de Pertharite ; voyez tome XXXII, page 143.
  11. L’abbé Trublet était grand admirateur de Lamotte ; voyez tome XLI, page 285.
  12. Cette lettre est réimprimée dans le Dernier Volume des œuvres de Voltaire, 1862, page 357, avec beaucoup de fautes.