Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5129

Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 327-329).

5129. — À M. DE CIDEVILLE.
Au château de Ferney, par Genève, 9 janvier.

Oui, mon cher contemporain, mon cher confrère en Apollon, je compte sur votre amitié ; elle vous fascine les yeux en ma faveur, et je lui en sais le meilleur gré du monde. Plus vos lettres sont aimables, plus nous devons nous plaindre de leur rareté, Mme Denis et moi. Vous êtes, à Paris, à la source de tout, et nous ne sommes, dans les Alpes, qu’à la source des neiges.

Vous me feriez grand plaisir de me mander si l’on a donné quelque pièce de Goldoni, et comment elle aura réussi. Je suis persuadé que l’évêque de Montrouge[1] fera un discours fort salé, et tout plein d’épigrammes, à l’Académie. Pour M. le duc de Saint-Aignan, je n’ai pas l’honneur de connaître son style[2].

Vous voyez donc quelquefois frère Thieriot ? Il me paraît qu’il fait plus d’usage d’une table à manger que d’une table à écrire. S’il fait jamais un ouvrage, ce sera en faveur de la paresse. Pour moi, quand je n’écris point, ce n’est pas à la paresse qu’il faut s’en prendre, c’est aux fardeaux dont je suis surchargé. Nous avons bientôt sept volumes de Corneille imprimés, et il y en aura peut-être quatorze ; il faut, avec cela, achever l’édition d’une Histoire générale, continuée jusqu’à ce temps-ci ; il faut achever celle du Czar, mettre la dernière main à cette Olympie, répondre à cent lettres dont aucune ne vaut les vôtres ; en voilà bien assez pour un vieux malade.

Vous m’aviez bien dit que la plupart de nos grands seigneurs ne donneraient que leur nom pour la souscription de Corneille. Les Anglais n’en ont pas usé ainsi, et vous saurez encore que ce sont les Anglais qui ont le plus puissamment secouru la veuve Calas. Le roi a rendu à cette infortunée ses deux filles, qu’on avait enfermées dans un couvent ; elles iront bientôt toutes trois montrer leur habit de deuil et leurs larmes à messieurs du conseil d’État, que M. de Beaumont a si bien prévenus en faveur de l’innocence. Je soupire après le jugement, comme si j’étais parent du mort.

Je ne crois pas que je prenne fait et cause avec tant de chaleur que ce fou de Verberie[3], qu’on a pendu : on prétend que c’est un jésuite. Et que dites-vous, je vous prie, du fou à mortier, digne frère d’Argens ? ne vaut-il pas mieux travailler pour l’Opéra-Comique, comme mon confrère l’abbé de Voisenon[4] ?

Mon cher ami, écrivez-moi tout ce que vous savez, et tout ce que vous pensez. Vous nous direz que ce monde est fort ridicule ; mais un peu de détails, je vous prie, pour égayer nos neiges.

Je vais vous dire une nouvelle, moi ; c’est que nous avons été sur le point de marier Mlle Corneille. Si vous avez quelque parent de Racine, envoyez-le-nous ; cela produira peut-être quelque bonne pièce de théâtre, dont on dit que vous avez grand besoin dans votre capitale.

Adieu, mon cher ami ; je suis réduit à dicter, comme vous voyez : car, quoique je sois aussi jeune que vous, je n’ai pas votre vigueur.

Je vous embrasse de tout mon cœur. V.

  1. L’abbé de Voisenon, élu à l’Académie française.
  2. On en a un échantillon dans la lettre de Voltaire à Voisenon, du 28 février 1763.
  3. Il s’appelait Ringuet ; voyez tome XX, page 457 ; et XXVIII, 428.
  4. On disait que Voisenon travaillait aux opéras-comiques de Favart.