Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4926

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 132-133).

4926. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
11 juin.

Mes divins anges, je me jette réellement à vos pieds et à ceux de M. le comte de Choiseul. La veuve Calas est à Paris[1], dans le dessein de demander justice ; l’oserait-elle si son mari eût été coupable ? Elle est de l’ancienne maison de Montesquieu, par sa mère (ces Montesquieu sont de Languedoc) ; elle a des sentiments dignes de sa naissance, et au-dessus de son horrible malheur. Elle a vu son fils renoncer à la vie, et se pendre de désespoir ; son mari, accusé d’avoir étranglé son fils, condamné à la roue, et attestant Dieu de son innocence en expirant ; un second fils, accusé d’être complice d’un parricide, banni, conduit à une porte de la ville, et reconduit par une autre porte dans un couvent ; ses deux filles enlevées ; elle-même enfin interrogée sur la sellette, accusée d’avoir tué son fils, élargie, déclarée innocente, et cependant privée de sa dot. Les gens les plus instruits me jurent que la famille est aussi innocente qu’infortunée. Enfin si, malgré toutes les preuves que j’ai, malgré les serments qu’on m’a faits, cette femme avait quelque chose à se reprocher, qu’on la punisse ; mais si c’est, comme je le crois, la plus vertueuse et la plus malheureuse femme du monde, au nom du genre humain, protégez-la. Que M. le comte de Choiseul daigne l’écouter ! Je lui fais tenir un petit papier qui sera son passe-port pour être admise chez vous ; ce papier contient ces mots : « La personne en question vient se présenter chez M. d’Argental, conseiller d’honneur du parlement, envoyé de Parme, rue de la Sourdière. »

Mes anges, cette bonne œuvre est digne de votre cœur.

  1. Pujoulx fit jouer et imprimer, en 1791, un petit drame intitulé la Veuve Calas à Paris. Voltaire est au nombre des personnages, quoiqu’il ne fut pas à Paris au moment de l’arrivée de Mme Calas, et qu’il n’y vint que seize ans plus tard (B.)