Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4907

Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 116-118).
4907. — À M. DE CIDEVILLE.
Aux Délices, le 24 mai.

Mon cher et ancien ami, nous commençons l’un et l’autre à être dans l’âge où il faut s’occuper soigneusement de conserver les restes de sa machine. Nous avons vu mourir notre cher abbé du Resnel[1] ; vous avez été malade, mais vous êtes né heureusement. Vous êtes un chêne, et je suis un arbuste ; je me sens encore de la tempête que j’ai essuyée ; je parie que vous buvez du vin de Champagne quand je bois du lait, et que vous mangez des perdrix et des turbots quand je suis réduit à une aile de poularde. Vous allez chez de belles dames, vous courez de Paris à votre terre, et moi je suis confiné.

Le travail, qui était ma consolation, m’est interdit. Je ne peux plus me moquer de frère Berthier, de Pompignan, et de Fréron. Je baisse sensiblement. L’édition de Corneille ira pourtant toujours son train.

Il y avait une grande dispute pour savoir si Corneille avait pris Hèraclius de Calderon. Pour terminer la dispute, j’ai traduit cette farce espagnole, qu’on appelle tragédie. Il a fallu me remettre à l’espagnol, que j’avais presque oublié : cela m’a coûté quelques peines ; mais je vous assure que j’en ai été bien payé. Il est bon de voir ce que c’était que ce Calderon tant vanté : c’est le fou le plus extravagant et le plus absurde qui se soit jamais mêlé d’écrire. Je ferai imprimer sa drôlerie à côté de l’Héraclius de Corneille, et toutes les nations de l’Europe, qui souscrivent pour cet ouvrage, pourront juger que le bon goût n’est qu’en France. Ce n’est pas qu’il n’y ait des étincelles de génie dans Calderon, mais c’est le génie des petites-maisons.

Au reste, je suis bien sûr que vous ne pensez pas que mon Commentaire soit à la Dacier. Je critique avec sévérité, et je loue avec transport. Je crois que l’ouvrage sera utile, parce que je ne cherche jamais que la vérité. Mlle Corneille n’entendra point mon Commentaire : elle récite assez joliment des vers ; nous en avons fait une actrice ; mais il se passera encore bien du temps avant qu’elle puisse lire son oncle.

Voilà son père réformé avec M. de Chamousset[2], son protecteur. Il est déjà venu chez nous, il y revient encore ; nous lui avons donné quelque petite avance sur l’édition. Il va à Paris. Qu’y deviendra-t-il quand il n’aura que son nom ?

Adieu, mon cher ami ; j’espère que ma lettre vous trouvera ou à Paris ou à Launay[3]. Mme Denis doit vous écrire. Nous sommes deux ici à qui vous coûtez bien des regrets. Je vous embrasse tendrement. V.

P. S. Pardon si je ne vous écris pas de ma main ; je suis d’une faiblesse extrême.

  1. Voyez la note, tome XXXIII, page 272.
  2. Chamousset (Charles-Humbert Piarron de, né à Paris en 1717, mort le 27 avril 1773 ; ingénieux, généreux et zélé philanthrope, fondateur, à Paris, de la petite poste. Ce fut à grand’peine et à grands frais qu’il avait formé cet établissement à la fin de 1758. Des lettres patentes lui en accordèrent les produits pour trente ans. Le bénéfice, qui fut de 50,000 francs la première année, et que l’auteur espérait plus que doubler, était destiné, par Chamousset, à divers établissements de bienfaisance ; mais, dès 1760, il fut dépossédé. On lui accorda toutefois une pension viagère de vingt mille livres. (B.)
  3. Terre de Cideville.